Le PaVé dans la mare

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Mon Isménie

Eugène Labiche

vendredi 5 septembre 2008

Comédie en un acte.


Résumé

Isménie a 24 ans et ne veut pas "rester fille" comme sa tante. Mais son "petit pépère" (M. Vancouver) préfère renvoyer les "prétendus" d’où ils sont venus plutôt que publier les bans...

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"MON ISMENIE" : Pièce en un acte d’Eugène LABICHE : 2 hommes, 3 femmes : Durée 40 mn.

Il n’y a pas vraiment de caricature dans l’œuvre de LABICHE mais une peinture parfois un peu féroce, teintée d’un humour bon enfant, d’un milieu qu’il connaît bien puisque c’est le sien et qu’il regarde sans indulgence.

Le héros de "MON ISMENIE" aime jalousement sa fille dont il veut empêcher le mariage à tout prix (certains, à l’époque, y ont même vu une situation un peu scabreuse, à tord il nous semble). Le thème du père abusif a été employé plusieurs fois par LABICHE et notamment dans le "MAJOR CRAVACHON". L’intrigue secrète sans discontinuer d’énormes mensonges et des justifications idiotes. Le père, pris à la gorge, improvise avec conviction un tissus d’absurdités.

Ce thème qui pourrait être grave est traité avec beaucoup de drôlerie et LABICHE nous peint avec jubilation, une fois de plus, un bourgeois de province égoïste et borné

Distribution

- M. Vancouver : Jocelyn
- M. Dardenboeuf : Ludovic
- Isménie : Chloé
- Galathée : Annie
- Chiquette : Nadine

JPEG Eugène Labiche
- Dramaturge français
- Né à Paris le 06 mai 1815
- Décédé à Paris le 22 janvier 1888

 

 

La Pièce

La scène est à Châteauroux, chez Vancouver.

SCENE 1 - CHIQUETTE PUIS VANCOUVER

CHIQUETTE (seule, brossant un habit) : On peut dire que voilà un drap moëlleux...On voit bien que c’est un habit de prétendu...Ah ! C’est que je m’y connais !...Depuis quelques temps, le prétendu se brosse beaucoup dans cette maison !...Ces pauvres jeunes gens...Ils arrivent tout pimpants, ils se croient sûrs de leur affaire...et au bout de quelques jours...v’lan ! M. de Vancouver les fiche à la porte comme si c’étaient des orgues de Barbarie !...Et Mademoiselle Isménie reste fille !

Chiquette {JPEG}

(posant l’habit sur une chaise, près de la porte à droite) Voilà toujours l’habit du jeune homme...Il dort encore...C’est pas étonnant, ilest arrivé de hier soir Paris...Aujourd’hui, Monsieur lui fera voir la cathédrale...demain l’embarcadère du chemin de fer...et après demain, bon voyage, monsieur Dumollet !

VANCOUVER, ouvrant mystérieusement la porte vitrée de gauche : Chiquette ! Chiquette !

CHIQUETTE : Tiens ! Monsieur qui est déjà levé !

VANCOUVER : Oui, je ne tiens pas en place. Est-il réveillé ?

CHIQUETTE : Qui ça ?

VANCOUVER : M. Dardenbœuf.

CHIQUETTE : Le Parisien ? Pas encore.

VANCOUVER : Tu es entrée dans sa chambre ?

CHIQUETTE : Oui, monsieur, pour prendre ses habits.

VANCOUVER : Eh bien… comment le trouves-tu ?… Affreux, n’est-ce pas ?

CHIQUETTE : J’ai pas regardé… il était dans son lit.

VANCOUVER : Bécasse ! on regarde toujours.

CHIQUETTE : Impossible, monsieur, je m’ai mis sur les rangs pour être rosière.

VANCOUVER : Ronfle-t-il ?… Horriblement ! tant mieux !

CHIQUETTE : Je ne sais pas.

VANCOUVER : Porte-t-il un bonnet de coton ?… Jusqu’au menton… tant mieux !

CHIQUETTE : Mais je ne le sais pas !

VANCOUVER : Ah ! quelle brute !… Elle ne sait jamais rien !

CHIQUETTE : Puisque je m’ai mis sur les rangs…

VANCOUVER : Va-t’en !… Tu m’inspires de l’aversion !

Elle sort à gauche.

Scène II - VANCOUVER, seul

VANCOUVER, seul : Il pousse un soupir. Heu !.. ;je suis triste !... c’est au point que je ne connais pas dans les murs de Chateauroux un Berrichon plus triste que moi...Ma position n’est pas tenable...je me promene avec un ver dans le coeur...Au public. Pardon...avez-vous vu jouer "Geneviève ou la jalousie paternelle" ?...Non ?...Eh bien, voilà mon ver !...La jalousie !...Je suis père...j’ai une fille âgée de vingt quatre printemps à peine...et ils prétendent que c’est l’âge de la marier !... A vingt quatre ans ! Mais je me suis conjoint qu’à trente huit, moi !...et j’étais précoce !...

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Alors ma maison est assaillie par un tas de petits gredins en botte vernies...qu’on intitule les prétendus, et que j’appelle, moi, la bande des habits noirs !...Car enfin, ce sont des escrocs...Je ne leur demande rien, je ne vais pas les chercher...qu’ils me laissent tranquille...avec mon Isménie !...C’est incroyable !...on se donne la peine d’élever une fleur...pour soi tout seul...On la cultive, on la protège, on l’arrose de petits soins...de gants à vingt neuf sous, de robes à huit francs le mètre...on lui apprend l’anglais, à cette fleur !...la musique, la geographie, la cosmographie...et, un beau matin, il vous arrive par le chemin de fer une espèces de Savoyard, que vous n’avez jamaisvu...Il prend votre fleur sous son bras et l’emporte en vous disant :"Monsieur, voulez vous permettre ? Nous tâcherons de venir vous voir le dimanche !" Et voilà !...vous étiez père, vous n’êtes plus qu’une maison de campagne...pour le dimanche ! Infamie ! brigandage !...Aussi, le premier qui a osé me demander la main d’Isménie...j’ai peut-être été un peu vif...je lui ai donné mon pied !... Malheureusement, ma fille veut se marier… elle pleure… elle grogne même… Je ne sais plus comment la distraire… Tantôt, je lui fais venir de la musique nouvelle… tantôt des prétendus difformes… auxquels je donne des poignées de main… les cosaques ! Je les examine, je les scrute, je les pénètre, je leur trouve une infinité de petits défauts… dont je fais d’horribles vices ! et, au bout de quelques jours, je leur donne du balai… poliment. (Regardant la porte à droite.) Dans ce moment, j’attends l’animal qui est arrivé hier au soir… c’est ma sœur qui l’a présenté, celui-là ; il faudra prendre des mitaines, et dorer le manche à balai… Elle est riche, ma sœur… demoiselle et pas d’enfants ! c’est à considérer. (Regardant la porte de droite.) Ah ça ! est-ce que cette grande patraque ne va pas se lever ? Sept heures et demie !… grand lâche ! gros patapouf !… j’éprouve un besoin féroce de l’éplucher !… je veux le gratter comme un salsifis !… (Apercevant l’habit sur la chaise.) Tiens ! son habit !… Si je l’interrogeais ?… Montesquieu l’a dit : "C’est souvent dans la poche des hommes qu’on trouve l’histoire de leurs passions ! " Fouillons, furetons, mouchardons ! (Il s’approche de la chaise pour prendre l’habit, mais un bras sort de la porte de droite et s’en empare.) C’est lui !… le voleur !… mais je le repincerai !

Scène III - Vancouver, Isménie

ISMENIE : entrant par la gauche : Bonjour, papa !

VANCOUVER, l’embrassant : Bonjour ma fille… ma fleur, mon héliotrope ! (Au public.) Je vous présente mon héliotrope.

ISMENIE : Est-ce vrai ce que ma tante m’a dit ?

VANCOUVER : Quoi donc ?

ISMENIE : Qu’un nouveau prétendu était arrivé, hier au soir, de Paris ?

VANCOUVER, tristement : Hélas ! oui… j’avais demandé le Carillonneur de Bruges… pour piano… et l’on m’a envoyé un autre objet… plus lourd.

ISMENIE : Comment ! un autre objet ?

VANCOUVER : Voyons, mon enfant, nous sommes seuls, parle-moi franchement… C’est donc bien vrai que tu veux te marier ?

ISMENIE : Dame ! papa…

VANCOUVER, C’est donc bien vrai que tu veux quitter ton petit pépère ?

ISMENIE : Ecoutez donc, j’ai vingt-quatre ans !

VANCOUVER : Argutie !… Ta tante en a bien quarante-neuf !

ISMENIE : Mais je ne veux pas rester fille comme ma tante… Avez-vous vu le prétendu ? Quel âge a-t-il ?

VANCOUVER : Je ne sais pas… Je n’ai pas encore regardé ses dents…

ISMENIE : Ses dents ?… Vous le comparez à un cheval !

VANCOUVER : Oh non ! car le cheval est le roi des animaux !

ISMENIE : Je le vois bien… voilà déjà que vous le prenez en grippe !

VANCOUVER : Moi ? du tout ! Je l’attends… ce cher ami… En grippe ? je sens que je l’aime déjà comme un fils !… le scélérat !… Qu’est-ce que je veux, moi ?… te voir heureuse !

ISMENIE : Et mariée !

VANCOUVER : Parbleu ! (À part.) Elle y tient !

ISMENIE : câlinant son père. Que vous êtes gentil ! que vous êtes bon !

VANCOUVER, la caressant : Vous a-t-elle des petits bras !… Montre tes petits bras… (À part.) À peine s’ils sont formés… et ils parlent de la marier !

ISMENIE : C’est égal… Ma tante dit que ça ne vous fait pas plaisir, les prétendus.

VANCOUVER : Moi ? s’il est possible !… mais j’en cherche partout ! je les fais tambouriner… car enfin je t’en ai déjà présenté huit depuis le commencement de l’année… et nous ne sommes qu’en août… un par mois ! Il y a bien des demoiselles qui s’en contenteraient !

ISMENIE : Oui, mais vous les renvoyez…

VANCOUVER : Si celui-là ne te convient pas, j’en ai un autre tout prêt… M. Oscar de Buzenval. (À part.) Un petit être cagneux… et très velu… imitant parfaitement l’araignée.

ISMENIE : Est-il bien ?

VANCOUVER : Charmant ! charmant !… il parle anglais comme un Turc !… il est bien mieux que ce Dardenbœuf, qui a l’air d’un charcutier appauvri par les veilles.

ISMENIE : Mais vous ne le connaissez pas…

VANCOUVER : Je l’ai entrevu hier, aux lumières… Il m’a paru fané.

ISMENIE : C’est le voyage.

VANCOUVER : Non. (Mystérieusement.) Je lui crois des vices.

ISMENIE : Ah ! vous allez recommencer ! (Pleurant.) Je vois bien que vous ne voulez pas me marier !…

VANCOUVER : Mais si !… mais si !… Embrasse-moi… encore !… là !… Est-ce que tu n’es pas heureuse comme ça ?

ISMENIE : Certainement !

VANCOUVER : Eh bien, qu’est-ce que tu peux désirer de plus ?

ISMENIE : Tiens !

VANCOUVER : Je te ferai venir autant de Carillonneur de Bruges que tu en désireras.

ISMENIE : avec sentiment. - Ah ! papa… il n’y a pas que la musique dans le monde !

VANCOUVER : Ah ! tu crois ? (À part.) Parole profonde qui ne serait pas déplacée dans la bouche d’une grande personne !

Scène IV- VANCOUVER, ISMENIE, GALATHEE

GALATHEE : entrant par la salle à manger, à la cantonade. - Le couvert dans le grand salon… Vous servirez tous les plats d’argent et le sucrier en vermeil !

VANCOUVER : Ah ! mon Dieu ! que de cérémonies !… Est-ce que vous attendez le roi de Prusse ?

GALATHEE : Ce cher Dardenbœuf !… c’est pour lui !… Savez-vous s’il aime la fraise de veau ?

VANCOUVER : Ma foi, non.

GALATHEE : Ah ! vous ne vous inquiétez de rien !… Vous êtes là comme un gros inutile.

VANCOUVER : Que diable ! je ne peux pas aller réveiller ce monsieur pour lui dire : "Pardon, aimeriez-vous la fraise de veau ? " Il grincerait dans son bonnet de coton !

ISMENIE : Comment ! Il porte un bonnet de coton ?

VANCOUVER : Avec une mèche longue comme ça !… C’est Chiquette qui l’a vu ; il paraît qu’il est effroyable ! (À part.) Je le pose !

GALATHEE : Taisez-vous donc !… au lieu de chercher à dépoétiser votre gendre…

VANCOUVER : Mon gendre ? D’abord, il ne l’est pas encore…

GALATHEE : avec solennité. - Octave, écoutez-moi.

VANCOUVER : Oui, Galathée.

GALATHEE : Je jouis d’une belle-fortune… vous le savez…

VANCOUVER : à part. - Nous y voilà !

GALATHEE : Quoique jeune encore et d’un physique…

VANCOUVER : Agaçant.

GALATHEE : Imposant !… je me suis vouée au célibat, pour assurer l’avenir d’Isménie. (Poétiquement.) J’ai consenti à rester sur la rive… semblable au pauvre nautonier…

VANCOUVER : à part. - Cristi ! qu’elle est embêtante !

GALATHEE : Mais à une condition !… J’entends et je prétends marier cette chère enfant.

VANCOUVER : C’est mon vœu le plus formel… Mais encore faut-il trouver un parti.

GALATHEE : Je l’ai trouvé !… Le jeune Dardenbœuf est modeste, sobre, patient…

VANCOUVER : à part. - Toutes les vertus de l’âne !

GALATHEE : Enfin j’ai su le distinguer et je réponds de lui comme de moi-même.

VANCOUVER : Certainement… présenté par vous…

GALATHEE : J’ose espérer que vous ne l’accueillerez pas comme les autres…

ISMENIE : Que vous avez tous congédiés sans que nous sachions pourquoi.

VANCOUVER : Des pleutres ! des Auvergnats ! des hommes d’argent !… Le dernier, M. de Glissenville, ne trouvait pas la dot assez forte.

GALATHEE : C’est faux !

VANCOUVER : Je vous jure…

GALATHEE : vivement. - Je vous ai écouté par la fenêtre du salon.

VANCOUVER : étonné. - Ah !… (À part.) Une autre fois, je la fermerai.

GALATHEE : M. de Glissenville vous offrait d’épouser Isménie sans dot.

ISMENIE : Comment !

GALATHEE : Et vous lui avez répondu qu’il déplaisait à votre fille !

ISMENIE : vivement. - Ah ! par exemple !

VANCOUVER : à part. - Pincé ! Pinçatus est !

GALATHEE : Eh bien, monsieur ?

VANCOUVER : Eh bien… c’est vrai !… mais j’avais appris sur cet homme des choses… des choses !

GALATHEE : Lesquelles ?

VANCOUVER : Ca ne peut pas se dire devant des dames !… Sortez toutes les deux… et je suis prêt à vous les confier…

GALATHEE : Oh ! je ne suis pas votre dupe !… et cette fois… je ne vous perdrai pas de vue.

ISMENIE : Moi non plus !

GALATHEE : Il s’agit du jeune Dardenbœuf… un ange, monsieur, un ange !

VANCOUVER : Ah ! vous allez ! vous fabriquez des anges !… Tout ce que je vous demande, c’est de l’examiner sans enthousiasme… froidement.

GALATHEE : regardant vers la porte de droite. - Le voici !

ISMENIE : étourdiment. - Ah ! qu’il est bien !

VANCOUVER : Ma fille… de la tenue !

Scène V - Les Mêmes, DARDENBOEUF

GALATHEE : présentant DARDENBOEUF. Mon frère… permettez-moi de vous présenter M. Eusèbe DARDENBOEUF.

DARDENBOEUF : saluant. - Bachelier ès lettres… et principal clerc de maître Carotin, avoué.

VANCOUVER : saluant froidement. - Monsieur… (À part.) J’avais raison… Il a l’air d’un charcutier appauvri par les veilles.

GALATHEE : présentant ISMENIE. - C’est ma nièce, monsieur.

DARDENBOEUF : saluant. - Tant de grâce, de fraîcheur !

À ISMENIE avec galanterie.

Air du Curé de Pomponne

Quel est donc ce pays charmant ? Mon cœur est dans le doute ! Le conducteur assurément ! M’a fourvoyé de route ! En voyant des attraits si doux, Je devine la chose : J’étais parti pour Châteauroux… Je suis à Château-Rose !

Isménie. Ah ! monsieur !

GALATHEE : s’extasiant. Charmant ! ravissant ! (À part.) Il a le sourire d’une jeune fille !…

VANCOUVER : à part. Attends ! je vais t’apprendre à faire des mots ! (Haut.) Château-Rose !… très joli !… mais il est vieux… je l’ai vu dans l’almanach de 1828.

DARDENBOEUF : à part. Tiens ! je croyais l’avoir fait dans le chemin de fer !

GALATHEE : J’espère, monsieur, que vous nous ferez le plaisir de passer quelques jours avec nous ?

DARDENBOEUF : regardant Isménie avec passion. Pour que je m’en aille, je sens déjà… qu’il faudra employer la force armée !

VANCOUVER : à part. Ma botte me démange !

Isménie. Etes-vous musicien ?

DARDENBOEUF : Je clarinette un peu… le dimanche.

GALATHEE : Ah ! tant mieux !

Air du Parnasse des dames

Avec notre chère Isménie Vous pourrez faire un concerto, Elle est folle de mélodie Et joue à ravir du piano… C’est touché… par les doigts de l’âme !…

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DARDENBOEUF : galamment

Mon cœur par avance alléché Me dit que le piano, madame, Ne sera pas le seul… touché !

GALATHEE : Ah ! délicieux !… c’est d’un à-propos !

VANCOUVER : Très joli !… très joli !… mais je l’ai lu dans l’almanach… de 1829.

DARDENBOEUF : Ah ! (À part.) C’est drôle ! je l’ai encore fait dans le chemin de fer.

GALATHEE : bas à Vancouver. Comment le trouvez-vous ?

VANCOUVER : bas. Des mains de blanchisseuse et les pieds en dedans.

GALATHEE : Mais son esprit ?

Vancouver, bas. Un esprit de clerc d’avoué… extrait du code civil… titre : De l’absence !

GALATHEE : avec humeur. Ah ! vous êtes toujours le même… (À Dardenbœuf.) À propos, vous n’avez pas eu froid, cette nuit ?… Vous a-t-on fait du feu ?

DARDENBOEUF : Oh ! je ne suis pas frileux… pourvu que j’aie la tête couverte…

GALATHEE : riant. Ah ! oui… nous savons…

Isménie. C’est égal… Pour un jeune homme, c’est une bien vilaine coiffure…

DARDENBOEUF : Quoi ?

GALATHEE : Un bonnet de coton !… fi !

DARDENBOEUF : Moi ?… je ne porte que des madras !…

Isménie. Ah bah !

GALATHEE : regardant Vancouver. Mais, on nous avait dit…

VANCOUVER : C’est Chiquette ! c’est Chiquette ! (À part.) Pincé ! Pinçatus sum ! Gredin !

GALATHEE : à Dardenbœuf. Vous devez avoir faim ? nous allons presser le déjeuner.

DARDENBOEUF : Ne vous gênez pas pour moi… je resterai avec cet excellent M. Vancouver…

VANCOUVER : très froidement. Non, monsieur : nous sommes obligés, ma fille et moi, de descendre à la cave… nous nous reverrons tout à l’heure… tout à l’heure !

Chœur

Air de Mon Tricoti

(valse d’Emile Viallet)

Vancouver, Galathée, Isménie

Pour vous point de cérémonie, Nous vous traitons comme un ami. Ainsi que chez vous, je vous prie, Veuillez, monsieur, agir ici.

DARDENBOEUF :

Pour moi point de cérémonie, Veuillez me traiter en ami ; Ne vous gênez pas, je vous prie, Sur l’honneur, j’en serais marri.

Vancouver et Isménie sortent par le fond ; Galathée, par la salle à manger.

Scène VI - Dardenbœuf, seul

Allons ! me voilà installé… Je ne sais pas si je me trompe… mais ce père ne paraît pas me porter très avant dans son cœur… Dès que je lâche un mot, crac ! il l’a lu dans l’almanach… et j’ai l’air d’un imbécile… ce qui est complètement faux… Quant à la fille, elle est charmante !… Quelle santé ! quel coloris ! (Mettant avec fatuité les deux mains dans les poches de son gilet.) Ah ! je ne crois pas que nos enfants soient réformés pour vice de constitution. (Tirant un médaillon de sa poche.) Tiens !… qu’est-ce que c’est que ça ?… Ah ! j’y suis !… Un médaillon… que je compte offrir à ma prétendue… Je l’ai acheté neuf francs chez un bric-à-brac… C’est le portrait de la belle Gabrielle… une farceuse du temps d’Henri IV… Je leur donnerai ça comme une allégorie représentant l’Amour contenu par l’Education !… Ca fera bien… ça me posera !… C’est qu’il s’agit de jouer serré : un prétendu doit boutonner ses petits défauts… À vrai dire, je ne m’en connais que deux… Je suis… (Hésitant.) je ne sais comment dire cela… je suis d’une faiblesse extrême avec le beau sexe… Oui, dès qu’une femme me regarde d’une certaine façon, en m’appelant : Eusèbe !… je cesse d’être un homme… je deviens un feu d’artifice !… j’ai du Ruggieri dans les veines !… Quant à mon second défaut, j’en demande pardon aux dames… mais je prise… j’aime à me fourrer du tabac dans le nez. (Tirant mystérieusement une tabatière.) Voilà l’objet !… Pendant que je suis seul… j’ai bien envie…

Il ouvre la tabatière et y plonge les doigts.

Scène VII - Dardenbœuf, Vancouver

Vancouver paraît au fond avec un panier à bouteilles et une chandelle allumée.

DARDENBOEUF : l’apercevant. Oh !

Il cache sa tabatière et laisse tomber sa prise.

VANCOUVER : s’approchant et montrant le tabac qui est à terre. Qu’est-ce que c’est que ça ?

DARDENBOEUF : jouant l’étonnement. Ca ?… Quoi donc ? (Vancouver se baisse avec sa chandelle pour examiner. Se baissant aussi.) Vous avez perdu quelque chose ?

VANCOUVER : se relevant. Du tabac !

DARDENBOEUF : Oui… c’est du tabac… c’est mademoiselle votre sœur qui aura renversé sa tabatière.

VANCOUVER : Ah ! c’est possible… (À part, reportant son panier et sa chandelle.) Il est malin, mais je le repincerai.

DARDENBOEUF : à part. J’ai paré quarte… zing !

VANCOUVER : à part, revenant. Approfondissons l’animal… Grattons le salsifis !

DARDENBOEUF : à part. Je crois que nous allons faire assaut… C’est le moment de mettre les masques.

VANCOUVER : d’un air bonhomme. Mon cher monsieur Dardenbœuf… je suis heureux… mais bien heureux de vous voir dans mes pénates.

DARDENBOEUF : Mon cher monsieur Vancouver… je suis heureux… mais bien heureux… de me voir dans vos pénates. (À part.) Comme ça, je ne me compromets pas.

VANCOUVER : Ma sœur m’a fait part du but de votre visite… Je l’approuve… (Lui serrant la main.) Touchez là !… vous êtes mon gendre !

DARDENBOEUF : à part. Il m’a dit ça d’un drôle d’air ! (Haut.) Votre sœur vous a fait part du but de ma visite… vous l’approuvez… (Lui serrant la main.) Je touche là !… je suis votre gendre !

VANCOUVER : à part. Ah çà ! mais c’est un perroquet. (Haut.) Je ne vous cacherai pas que, dans le principe, je vous ai été hostile… très hostile !

DARDENBOEUF : Vraiment ?

VANCOUVER : Oui ! les renseignements n’étaient pas tout à fait… Ah ! vous avez eu une jeunesse orageuse, mon gaillard !

DARDENBOEUF : Oh ! oh ! (À part.) Gros malin ! tu veux me faire jaser.

VANCOUVER : Votre dernière intrigue surtout avec la petite… la petite… vous l’appelez ?

DARDENBOEUF : Qu’importe le nom !

VANCOUVER : En avez-vous fait des folies pour cette créature-là ?

DARDENBOEUF : Oh ! oh !

Vancouver. Et des dettes donc ! Combien ?

DARDENBOEUF : Oh ! oh !

VANCOUVER : Ah çà ! j’espère que vous avez rompu ?… (Le prenant sous le bras.) Voyons, contez-moi ça, mauvais sujet.

DARDENBOEUF : d’un ton pénétré. Monsieur Vancouver… au moment d’entrer dans votre famille, je serais un grand gueux si je vous cachais quelque chose… Je vais donc vous faire ma confession tout entière.

VANCOUVER :avec bonhomie. Allez donc ! je suis un ancien bandit !

DARDENBOEUF : Dans ma vie… j’ai aimé deux femmes…

Il remonte comme pour s’assurer que personne n’écoute.

VANCOUVER :à part. Je le tiens !

DARDENBOEUF : confidentiellement. J’ai aimé maman… et ma nourrice !

VANCOUVER : désappointé. Comment ! voilà tout ?

DARDENBOEUF : Exactement !

VANCOUVER : à part. Je ne le tiens pas !… Il est très fort, cet animal-là ! (Haut, tirant une tabatière de sa poche.) Moi, c’est différent… j’en ai adoré trente-neuf, non compris ma nourrice ; la première était une Alsacienne…

DARDENBOEUF : Qui vendait des petits balais…

VANCOUVER : Oui, qui vendait des petits balais… (Lui offrant une prise négligemment.) Vous en prenez, je crois ?

DARDENBOEUF : s’oubliant et avançant la main. Pardon… (Se ravisant.) Merci !… j’ai horreur du tabac !

VANCOUVER : à part. Très fort ! très fort ! mais je le repincerai ! (Haut avec effusion.) Tenez, Dardenbœuf… excusez cet épanchement prématuré… mais vous me plaisez !… vous avez un air de franchise ! Ah ! vous êtes bien le mari que j’ai rêvé pour ma fille… (Avec intention.) Parce qu’avec son caractère…

DARDENBOEUF : Quel caractère ?

VANCOUVER : Oh ! charmant ! charmant ! c’est un ange ; mais elle est parfois un peu lunatique… Oui, quand on dit blanc, elle dit noir, cette chère enfant !

DARDENBOEUF : inquiet. Ah !

VANCOUVER : Et d’un entêtement ! Elle tient de la mule, cette chère enfant !

DARDENBOEUF : à part. Un père qui dit du mal de sa fille… je ne gobe pas ça.

VANCOUVER : Il vaut mieux tout de suite se dire ses petits défauts, n’est-ce pas ?

DARDENBOEUF : Certainement !… La franchise avant tout ! Si j’en avais, je vous en ferais part.

VANCOUVER : Je ne sais si je dois vous dire… elle est boudeuse… maussade… bavarde… dépensière… acariâtre…

DARDENBOEUF : avec le plus grand sérieux. C’est extraordinaire ! voilà précisément les qualités essentielles que je recherche dans une demoiselle !

VANCOUVER : stupéfait. Ah ?

DARDENBOEUF : Oui, monsieur.

VANCOUVER : — Enchanté ! enchanté ! (Ils se serrent les mains avec effusion. — À part.) Ce chinois-là arrive en droite ligne du congrès de Vienne !

DARDENBOEUF : à part. Ca t’apprendra à faire joujou avec un avoué !

VANCOUVER : avec effusion. Adieu, mon cher Dardenbœuf.

DARDENBOEUF : de même. Adieu, mon cher Vancouver…

VANCOUVER : à part, se dirigeant vers le fond. Je vais le pincer, méfiez-vous ! (Tout à coup, tâtant ses poches.) Ah ! sapristi !… sapristi !

DARDENBOEUF : Quoi donc ?

VANCOUVER : J’ai oublié mon étui… donnez-moi donc un cigare ? (Dardenbœuf fouille vivement à sa poche. — À part.) Je le tiens ! (Dardenbœuf tire lentement son mouchoir et se mouche. — À part.) Je ne le tiens pas ! (Tristement.) Pincé !… Pinçatus sum !… Décidément, il est trop fort !… Je vais écrire au jeune Buzenval, un petit être cagneux et sans malice. (Haut.) Je vais m’occuper du contrat… Adieu, bon !

DARDENBOEUF : Adieu, cher !

Air : polka d’Hervé

VANCOUVER :

Comptez sur mon consentement, Gendre charmant.

(À part.)

Comme je le raille Et le gouaille !

(Haut.)

Car la nature, en vérité, Vous a doté D’esprit, de grâce et de beauté.

DARDENBOEUF :

Comptez sur mon attachement, Papa charmant.

(À part.)

Il me raille, Mais je le gouaille.

(Haut.)

Vous me comblez, en vérité, D’aménité, De bienveillance et de bonté.

Vancouver sort.

Scène VIII- Dardenbœuf ; puis Isménie

DARDENBOEUF : seul. Roulé, le beau-père !… En voilà un assaut !… Je n’ai fait qu’une faute… c’est quand il a ouvert sa tabatière… Là, j’ai été médiocre… je me suis trop fendu… mais c’est si bon une prise… surtout quand le nez picote… Dans ce moment, par exemple… cristi ! (Regardant autour de lui.) Personne ! savourons mon second défaut… le numéro deux !…

Il ouvre sa tabatière et y puise.

Isménie, par le fond apportant un bouquet, entrant et s’adressant à la cantonade. Tout de suite, ma tante.

DARDENBOEUF : à part, laissant tomber sa prise à terre. Mâtin !… il n’a pas de chance, le numéro deux !

Isménie. Ah ! vous voilà, monsieur…

Elle place les fleurs dans un vase à gauche.

DARDENBOEUF : à part, l’admirant. Quel coloris !… La palette de Rubens !… allons !… conversation Ruggieri ! (Haut, avec passion.) Ah ! mademoiselle !… non, ce n’est pas du feu… c’est de la lave !

Isménie. Pardon… vous avez causé avec mon père ?

DARDENBOEUF : Oui… nous sommes d’accord… il est plein de rondeur… (Reprenant avec feu.) Mademoiselle… (À part.) C’est peut-être le moment de lui offrir le médaillon… la belle Gabrielle.

Isménie. Il ne vous a rien dit relativement à votre départ ?

DARDENBOEUF : étonné. Mon départ ?… Rien.

Isménie, à part. Ce sera pour demain…

DARDENBOEUF : Dans ce moment, il s’occupe du contrat.

Isménie. Déjà ?

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DARDENBOEUF : Ah ! voilà un mot qui n’est pas… gentil !… mais, quand vous me connaîtrez mieux… j’ai des défauts sans doute, je suis…

Isménie, vivement. Chut ! on ne vous les demande pas, vos défauts.

DARDENBOEUF : Comment ?

Isménie. Cachez-les ! Un prétendu… c’est son état !

DARDENBOEUF : étonné. Ah bah !… mais à vous…

Isménie. À moi ni à personne !… Je ne vous dis pas les miens, ainsi…

DARDENBOEUF : Oh ! c’est inutile… M. votre père a eu l’obligeance de m’en donner la note détaillée…

Isménie. Comment ?

DARDENBOEUF : souriant. Oui, maussade, bavarde, dépensière, acariâtre…

Isménie. Par exemple !… mais ce n’est pas vrai, monsieur !… ce n’est pas vrai !

DARDENBOEUF : Soyez donc tranquille… je connais assez la botanique pour distinguer une rose… d’un chardon.

Isménie, le remerciant. Ah ! monsieur !

DARDENBOEUF : triomphant, à part. Je ne crois pas qu’on l’ait lu dans l’almanach, celui-là.

Isménie. Ainsi vous n’avez pas cru… ?

DARDENBOEUF : Moi, mademoiselle ?… J’ai cru que vous étiez belle, douce, charmante.

Isménie, avec reconnaissance. Merci ! monsieur Eusèbe, merci !

DARDENBOEUF : à part. Elle m’appelle Eusèbe !… Cristi… j’ai des pétards dans les veines ! (Haut, avec passion.) Mademoiselle… non !… ce n’est pas du feu… non ! ce n’est pas de la lave !… non, ce n’est pas… permettez !… voilà ce que c’est…

Il lui embrasse la main à plusieurs reprises.

Scène IX - Les Mêmes, Vancouver

VANCOUVER : entrant par le fond et voyant Dardenbœuf embrasser la main de sa fille. Ciel !… ma fille. (S’avançant sur Dardenbœuf, furieux.) Monsieur… c’est une lâcheté !… c’est un vol… c’est… Vos armes ? vos armes ?…

DARDENBOEUF : Plaît-il ?

Isménie. Mon père !

VANCOUVER : étreignant sa fille. Mon Isménie !… ma fleur ! (Prenant la main d’Isménie et essuyant la place des baisers avec sa manche.) Un cloporte s’est promené sur ma fleur !

DARDENBOEUF : à part, le regardant. Qu’est-ce qu’il fait là ?

VANCOUVER : à Isménie. Ta pauvre âme a dû bien souffrir ?

Isménie. Mais non, papa !

DARDENBOEUF : Puisque je dois l’épouser !

VANCOUVER : éclatant. Toi ! gros Limousin ! gros paquet de procédure !

DARDENBOEUF : offensé. Ah ! mais, monsieur Vancouver…

VANCOUVER : Sors de mes yeux !… Je te chasse… Ma fille te déteste !

Isménie, voulant protester. Mais, papa…

VANCOUVER : à Dardenbœuf. Tu l’entends… elle te déteste !… Va faire ta valise…

DARDENBOEUF : Mais…

VANCOUVER : Va prendre tes haillons, mendiant !

DARDENBOEUF : perdant patience. Ah !… fichtre ! monsieur… fichtrrre !

Chœur

Air : C’est assez de retard (Coulisses, acte deuxième.)

VANCOUVER :

Va-t’en ! sors de ces lieux, Monstre d’incandescence ! Porte ailleurs ta présence Et tes écarts fougueux !

DARDENBOEUF :

C’en est trop ! je ne peux Digérer cette offense ! Assez de violence ! Recevez mes adieux !

Isménie

C’en est trop ! et je veux Prendre ici sa défense !

Il n’a rien fait, je pense, De coupable à mes yeux

Dardenbœuf entre dans sa chambre.

Scène X - Vancouver, Isménie, Galathée

GALATHEE : paraissant par la salle à manger. Bon Dieu ! quel tapage !

Isménie, pleurant. C’est papa qui vient de congédier M. Dardenbœuf…

GALATHEE : à Vancouver. Comment ! monsieur… Mon protégé ?

VANCOUVER : C’est un polisson ! un être sans moralité ! Ne pleure pas… j’en ai un autre… plus cagneux. (Se reprenant.) C’est-à-dire… non !…

GALATHEE : Qu’a-t-il fait ?

VANCOUVER : Ce qu’il a fait ?… Non ! ça ne peut pas se dire devant des dames… Il s’est permis…

GALATHEE : Eh bien ?

VANCOUVER : Il s’est permis d’embrasser la main d’Isménie… sans gants !… sans gants !…

Isménie, vivement. Il en avait, papa…

VANCOUVER : Oui, mais tu n’en avais pas, toi !… et son souffle impur…

GALATHEE : Ah çà ! où est le mal ?

VANCOUVER : Comment ! (À part.) Je ne connais rien d’indécent comme les vieilles filles ! (Haut.) Une main que je préserve depuis vingt-quatre ans !… et le butor a osé !… Non ! je lui ai dit de partir, il partira…

GALATHEE : se montrant. Ah ! c’est comme ça ?… on n’a pas plus de procédés pour moi ?… Eh bien, moi aussi, je partirai… Il fait sa valise ! je vais faire mes malles !… Nous sortirons ensemble.

Elle remonte.

VANCOUVER : Ma sœur !

Isménie. Ma tante !

GALATHEE : Je n’écoute rien !… Et quant à ma fortune… je suis capable… de me marier !…

VANCOUVER : saisi. Oh !

GALATHEE : marchant sur Vancouver. Et d’avoir des héritiers !

VANCOUVER : vivement, et d’un ton caressant. Tu ne feras pas cela… Galathée !…

GALATHEE : Laissez-moi !

VANCOUVER : câlinant. Méchante seu-sœur !… qui veut quitter son petit n’Octave…

Isménie. Ah ! ma petite tante !

GALATHEE : faiblissant. Etes-vous câlins !

Isménie. Vous restez ? Ah !

GALATHEE : Oui, mais à deux conditions !… La première… M. Dardenbœuf ne s’en ira pas.

VANCOUVER : à part. Cristi !

Isménie. C’est trop juste…

GALATHEE : La seconde… vous lui devez des excuses, vous les lui ferez.

VANCOUVER : Moi ?… Que le tonnerre m’écrase !…

GALATHEE : Très bien !… Je vais faire mes paquets !

VANCOUVER : l’arrêtant. Un instant, que diable !

Isménie. Le voici ! Il sort de sa chambre. Galathée, à Vancouver. Des excuses… ou je pars…

Scène XI - Vancouver, Galathée, Isménie, Dardenbœuf ; puis Chiquette

DARDENBOEUF : sort de sa chambre avec sa valise sous le bras. Mesdames… (À Vancouver, avec dignité.) Monsieur… je vous prie d’agréer l’assurance de ma considération la plus… réservée !

VANCOUVER : sèchement. Monsieur, je suis le vôtre !…

GALATHEE : Voilà tout ? (À la cantonade.) Chiquette !

Isménie. Papa !

VANCOUVER : vivement. Monsieur Dardenbœuf !… j’aurais quelques mots à vous dire !

DARDENBOEUF : froidement. Je vous écoute, monsieur !

VANCOUVER : à part. Galopin ! (Haut.) Eh quoi ! vous nous quittez si tôt ? Asseyez-vous donc ! Le chemin de fer ne part que dans trente-cinq minutes…

DARDENBOEUF : froidement. Merci, monsieur !… Il y a des circonstances où la dignité de l’homme… lui fait un devoir d’attendre à l’embarcadère !

VANCOUVER : Vous le voulez !… Je n’insisterai pas davantage…

Dardenbœuf remonte.

GALATHEE : Ah ! vous n’insistez pas… (Elle remonte.) Partons !

VANCOUVER : à part. Crédié ! (Haut.) Monsieur Dardenbœuf !… J’aurais encore quelques mots à vous dire !

DARDENBOEUF : froidement. Je vous écoute, monsieur !

VANCOUVER : lui donnant une petite tape sur la joue. Eh ! eh ! petit méchant… nous ne voulons donc pas prendre le café avec papa Vancouver ?

DARDENBOEUF : Non, monsieur… vous m’avez appelé Limousin…

VANCOUVER : Je vous croyais de Limoges, vrai !

DARDENBOEUF : avec fierté. De Courbevoie, monsieur !

VANCOUVER : Oh ! c’est bien différent… Vous êtes Courbevoisien… (À sa sœur.) Monsieur est Courbevoisien !… (À Dardenbœuf.) Alors, veuillez agréer mes… mes regrets, pour cette erreur… purement géographique ! (Prenant la valise de Dardenbœuf.) Permettez que je vous dévalise…

Il va la poser au fond.

GALATHEE : À la bonne heure !

Isménie. Bravo !

Galathée, à Dardenbœuf. Pour sceller la réconciliation… je veux qu’il embrasse ma nièce !

DARDENBOEUF : Avec fougue !

VANCOUVER : Non !… monsieur !… Ma fille ! (Dardenbœuf embrasse Isménie.) Ca y est ! oh !…

Il prend une chaise et la jette par terre.

GALATHEE : Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc ?

VANCOUVER : Moi ? rien !… C’est cette bête de chaise… Je savoure ce tableau de famille !… (À part.) Je voudrais être enragé pour mordre cet animal-là !

Chiquette, entrant. Monsieur, le déjeuner est servi !

Elle sort.

GALATHEE : à Dardenbœuf. Allons, monsieur, le bras à ma nièce. (À Vancouver.) Venez-vous ?

Chœur

Air : Valse allemande

Vancouver et Dardenbœuf

Il n’est rien qui réconcilie Comme la table et le bon vin, Que la plus douce sympathie Nous rende à tous un front serein.

GALATHEE : et Isménie Allons ! à table ! et qu’on oublie Un léger instant de chagrin : Que la plus douce sympathie Prenne sa place à ce festin.

Dardenbœuf, Isménie et Galathée passent dans la salle à manger.

Scène XII - Vancouver ; puis Chiquette

VANCOUVER : à lui-même. Ca va mal ! Si je le laisse faire… cet ostrogoth est capable d’épouser ma fille… Il marche, il s’avance sur Isménie… comme autrefois les barbares sur l’Empire romain !

Chiquette, rentrant. Monsieur ne déjeune pas ?

VANCOUVER : Non !… tu m’ennuies !… je n’ai pas faim !… je fais de l’histoire !… Comment arrêter cet Alaric ?… (Tout à coup.) Chiquette !

Chiquette. Monsieur ?

VANCOUVER : lui indiquant la salle à manger. Tu vois bien ce Burgonde qui déjeune là-bas ?

Chiquette. Le prétendu de Mademoiselle ?

VANCOUVER : Tais-toi !… Je te défends de prononcer ce nom-là !… Il faut que tu te fasses embrasser par lui… Chiquette. Moi… monsieur ? Oh ! pas aujourd’hui !… Je m’ai mis sur les rangs pour être rosière.

VANCOUVER : Qu’est-ce que ça fait ? Qu’elle est bête !… Voilà quarante francs…

Chiquette. Mais, monsieur…

VANCOUVER : S’il ne t’embrasse pas, je te chasse !…

Chiquette, prenant la pièce. Ah ! alors !…

VANCOUVER : Va, accroche-toi à lui, ne le lâche pas !…

Chiquette, regardant la pièce d’or que lui a donnée Vancouver. Monsieur… elle est bonne au moins ?

VANCOUVER : Oui… fille des champs ! Va !

Chiquette, à part, sortant. En voilà une commission !

Scène XIII - Vancouver, Galathée

GALATHEE : Ah çà ! mon frère, avez-vous perdu la tête ?

Vancouver. Quoi donc ?

GALATHEE : Et le déjeuner ? nous laisser seules avec ce jeune homme !

VANCOUVER : la prenant par la main et l’amenant. Je viens de faire une découverte horrible !… Ca m’a coupé l’appétit.

GALATHEE : effrayée. Ah ! mon Dieu !

VANCOUVER : M. Dardenbœuf est un être complètement… dévergondé !…

GALATHEE : Ah ! encore…

VANCOUVER : Primo : il a l’œil d’un satyre… secondo : il en conte à Chiquette !… Une fille de la plus basse extraction.

GALATHEE : Ce n’est pas possible !

VANCOUVER : Elle-même vient de m’en faire l’aveu… Ce matin, il lui a donné quarante francs pour se faire mettre sa cravate.

GALATHEE : Ca prouve qu’il est généreux !

VANCOUVER : Et il l’embrasse dans tous les coins de la maison !… Est-ce de la générosité, ça ?

GALATHEE : Monsieur Vancouver, si vous me faites voir cela !…

VANCOUVER : Eh bien ?

GALATHEE : J’abandonne M. Dardenbœuf !

Dardenbœuf, en dehors. Ah ! ah !… gaillarde !…

VANCOUVER : remontant. Chut !… il vient de ce côté… Chiquette rôde autour de lui… entrons là…

Il indique la terrasse.

GALATHEE : Comment ! un espionnage ?

VANCOUVER : Montesquieu l’a dit !… "C’est souvent derrière les portes des hommes qu’on apprend l’histoire de leurs passions."

Air du Neveu du mercier

Ensemble

Là, de cette embuscade, Guettons, surveillons ce luron ; Après cette incartade, Point de rémission !

GALATHEE :

Si l’on me persuade, Il sortira de la maison : Après cette incartade, Point de rémission ;

Ils passent sur la terrasse et referment la porte vitrée.

Scène XIV - Dardenbœuf ; puis Chiquette ; puis Vancouver et Galathée

Chiquette, en dehors. Monsieur n’achève pas la bouteille ?

DARDENBOEUF : de même. Comment donc !…

Il entre, un verre à champagne à la main ; Chiquette le suit.

Suite de l’air

Ensemble

Verse, verse rasade, Gente soubrette à l’œil fripon ! Le beau-père est maussade, Mais son champagne est bon !

Chiquette, versant à part

Encore une rasade ! Et si j’en crois son œil fripon, Bientôt le camarade M’embrass’ra sans façon.

DARDENBOEUF : un peu animé, à part. Elle a un drôle de petit nez, la soubrette ! (Haut.) Est-ce qu’il a été fabriqué dans ce pays-ci ?

Chiquette. Le champagne ?

DARDENBOEUF : Non… ton nez… Tu es de Châteauroux ?…

Chiquette. De La Châtre…

DARDENBOEUF : Ah ! tu es de La Châtre ?… Gaillarde !… (Tendant son verre et chantant.) Verse, verse, rasade ! (À part.) Drôle de petit museau !

Chiquette, à part. On dirait qu’il me reluque !

DARDENBOEUF : Quel âge as-tu ?

Chiquette. J’aurai dix-neuf ans aux noisettes.

DARDENBOEUF : Eh ! eh !… j’aimerais à t’y accompagner… aux noisettes !

Il lui rend le verre.

Chiquette. Vous les aimez ?

Elle se verse à boire dans le verre que lui a rendu Dardenbœuf.

DARDENBOEUF : Enormément !… Et à quoi te destines-tu ?

Chiquette. Dans ce moment, je me destine à être rosière.

Elle boit.

DARDENBOEUF : Ah ! tu te destines… à être… ? (La voyant boire.) Gaillarde !

Chiquette. Tiens, on a une timbale et un couvert d’argent !

Elle pose à gauche la bouteille et le verre.

DARDENBOEUF : Comme au mât de cocagne !… mais c’est plus difficile…

Chiquette, revenant à lui. Ensuite on est embrassée par M. le maire…

DARDENBOEUF : avec indifférence. Oh ! çà !… j’aimerais mieux la timbale… Est-il un peu joli, ton maire ?…

Chiquette. Ah ! je vous en réponds !… il vous ressemble !

DARDENBOEUF : à part. Fichtre !… mais c’est une déclaration ! (Haut.) Ah çà ! tu me trouves donc passable ?

Chiquette, baissant les yeux. Je ne m’y connais pas… mais, dès que je vous ai vu… ça m’a donné un coup de poing dans l’estomac !

DARDENBOEUF : à part. Nom d’un petit Ruggieri !… Si j’étais sûr de ne pas être vu ?

Il remonte et regarde vers la salle à manger.

Chiquette, à part. Eh bien, il s’en va !

DARDENBOEUF : revenant à Chiquette. Ah ! ça t’a donné un coup de poing dans l’estomac ! (Au moment où il va l’embrasser, il aperçoit la tête de Vancouver qui paraît à la porte de la terrasse et disparaît aussitôt. À part.) - Oh !… Vancouver !… un piège ! (Prenant gravement la main de Chiquette et descendant la scène avec elle.) Ma fille, écoutez-moi !…

Vancouver et Galathée sortent de la terrasse et écoutent au fond.

Chiquette, à part. Il va m’embrasser ! Dardenbœuf, sentencieusement. De tout temps, la vertu fut honorée chez les anciens… Les Romains avaient élevé un temple à la chasteté.

Chiquette, étonnée. Oui, monsieur…

DARDENBOEUF : Les Egyptiens la consacraient dans leurs mystères…

Chiquette, abasourdie. Oui, monsieur…

DARDENBOEUF : avec force. Et les Hébreux avaient coutume de dire qu’une femme sans retenue… était une noisette sans amande !

Scène XV - Dardenbœuf, Chiquette, Galathée, Vancouver ; puis Isménie

GALATHEE : avec éclat. Ah ! que c’est bien !… ah que c’est joli !… Une noisette sans amande !…

VANCOUVER : ahuri. Oui… je l’ai encore lu dans l’alma… (À part.) Gredin ! gredin ! gredin !

GALATHEE : Et vous avez pu l’accuser ?

VANCOUVER : Moi ?… c’est Chiquette !… (Bas à Chiquette.) Petite idiote !… rends-moi mes quarante francs ! Chiquette. Tiens !… c’est pas ma faute !…

Elle sort par la gauche.

GALATHEE : à Dardenbœuf. Ah ! vous êtes un ange !… (À Vancouver.) N’est-ce pas, mon frère ?

VANCOUVER : Sans doute !… sans doute !… (Bas.) Mais j’ai une inquiétude…

GALATHEE : Laquelle ?

VANCOUVER : Je crains qu’il ne soit froid.

GALATHEE : Ah ! voilà autre chose ! (À Isménie qui entre par la gauche.) Arrive donc, mon enfant !… Si tu avais entendu parler ton prétendu…

Isménie. Sur quoi ?

VANCOUVER : raillant. Sur les Hébreux !… et les noisettes !… C’est charmant… Voici ma fille… Reparlez-nous des Hébreux !… Encore les noisettes !… encore les Hébreux !

DARDENBOEUF : Avec plaisir… Chez ce peuple, vraiment sage, il existait une coutume…

VANCOUVER : ironiquement à sa fille. Tu vas voir… il est plein d’érudition ! Dardenbœuf, continuant. Quand un jeune homme demandait une demoiselle en mariage…

VANCOUVER : Hein ?…

DARDENBOEUF : L’usage était de fixer incontinent le jour des noces.

GALATHEE : Mais il a raison !

VANCOUVER : Permettez !… permettez !…

GALATHEE : Voyons, fixons le jour des noces !…

VANCOUVER : Cependant…

GALATHEE : Trois mois ?

VANCOUVER : Jamais !

DARDENBOEUF : Deux ?

VANCOUVER : Encore moins !

DARDENBOEUF : Encore moins ?… un ?…

VANCOUVER : Pourquoi pas ce soir ?

GALATHEE : Alors, fixez vous-même…

VANCOUVER : Eh bien… dans dix-huit mois !

DARDENBOEUF : se récriant. Dix-huit mois !…

GALATHEE : Pourquoi ça ?

VANCOUVER : Je n’ai pas d’habit noir.

GALATHEE : avec solennité. Octave… écoute-moi…

VANCOUVER : Oui, Galathée…

GALATHEE : Je jouis d’une belle fortune, vous le savez…

VANCOUVER : à part. Cristi ! qu’elle est embêtante ! Allons !… dix mois !… n’en parlons plus !… (À part.) D’ici là…

Tous. Dix mois !…

GALATHEE : outrée. Dix mois !… c’est une mauvaise plaisanterie !… Venez, ma nièce. (Les deux femmes remontent ; à Vancouver.) Réfléchissez-y bien !… Songez à ce que vous allez faire !…

Elles sortent.

Scène XVI - Dardenbœuf, Vancouver

DARDENBOEUF : à Vancouver, lui tapant sur le ventre. Voyons, beau-père… dix mois, c’est l’éternité !… c’est presque jamais !

VANCOUVER : froidement. Monsieur… je vous offre une partie de billard, c’est tout ce que je peux faire pour vous.

DARDENBOEUF : avec impatience. Ah ! le billard !… (Frappé d’une idée.) Tiens !… j’accepte… à une condition.

VANCOUVER : Laquelle ?

DARDENBOEUF : Je vous joue huit mois en dix points !…

VANCOUVER : à part. Cristi !… si je pouvais le gagner !

DARDENBOEUF : à part. Il a l’air assez galette, le beau-père ! (Haut.) Vous acceptez ?

VANCOUVER : Non… (À part.) Il me l’offre, donc il est fort ! (Haut.) Un autre jeu moins aléatoire.

DARDENBOEUF : Lequel ?

VANCOUVER : Pair ou impair !…

DARDENBOEUF : Ca va !

VANCOUVER :— Je fais ! (Il plonge la main dans sa poche et la retire. — À part.) - Si je pouvais gagner… Huit et dix… dix-huit mois ! (Tendant sa main fermée.) Qu’est-il ?

DARDENBOEUF : à part. Je joue de trac !… (Haut.) Pair ! (Vancouver ouvre la main. Prenant les pièces et les montrant.) Deux pièces !… J’ai gagné !

VANCOUVER : les reprenant et les montrant. Vingt et un sous… vous avez perdu !

DARDENBOEUF : Deux pièces, c’est pair !

VANCOUVER : Non ! vingt et un sous, c’est impair !

DARDENBOEUF : Non, monsieur !…

VANCOUVER : Si, monsieur !…

DARDENBOEUF : Non, monsieur !

VANCOUVER : Alors, coup nul !

DARDENBOEUF : plongeant ses deux mains dans ses poches, à part. Coup nul, coup nul !… Attends, attends ! (Haut.) À moi de faire. (Il présente sa main droite.) Qu’est-il ?

VANCOUVER : après avoir hésité. Impair !

DARDENBOEUF : mettant sa main droite dans sa poche et ouvrant la gauche. Il est pair !

VANCOUVER : Monsieur !… c’est l’autre main !

DARDENBOEUF : Non, monsieur.

VANCOUVER : Si, monsieur.

DARDENBOEUF : Non, monsieur.

VANCOUVER : Si, monsieur !

DARDENBOEUF : Alors, coup nul !

VANCOUVER : à part. Nous n’en sortirons pas ! (Haut.) Monsieur, un autre jeu encore beaucoup moins aléatoire.

DARDENBOEUF : Je fais !

VANCOUVER : Non, monsieur ! Je vous joue au premier fiacre qui passera… ils ont des numéros… Pair ou impair ?

DARDENBOEUF : Ca va !… Pair !

VANCOUVER : Impair !

Ils remontent près de la fenêtre, l’ouvrent et regardent dans la rue avec des lorgnons.

DARDENBOEUF : En voici un !… 44 ! j’ai gagné !

VANCOUVER : criant. Alors, coup nul ! (Tombant sur une chaise au fond.) Ruiné ! anéanti ! démoli !

Scène XVII - Les Mêmes, Isménie, Galathée

DARDENBOEUF : allant au-devant des dames. Venez, mesdames… Je viens d’obtenir de ce bon M. Vancouver que le mariage se ferait dans deux mois.

GALATHEE : avec joie. Deux mois ! c’est à peine si nous avons le temps d’acheter le trousseau, de préparer nos toilettes.

VANCOUVER : à part, se levant. Je roule dans un torrent !

GALATHEE : Vite ! nos chapeaux !… Nous allons commencer nos acquisitions.

Isménie. Tout de suite !

DARDENBOEUF : Moi, je cours à la mairie, pour les publications.

VANCOUVER :à part. Il va publier ma fille ! (À Galathée.) Ma sœur, il faut que je vous parle seul à seule.

GALATHEE : Ah ! mon Dieu ! quelle figure !

Chœur

Air de La Fille bien gardée

VANCOUVER :à part

J’ai, pour saper dans le vif Cette chaîne Qui me peine, Un moyen superlatif ! Mais positif.

Dardenbœuf, Galathée, Isménie

À plus d’un préparatif Cette chaîne Nous entraîne, Soyons tous, pour ce motif, Expéditifs !

Isménie entre à gauche. Dardenbœuf sort par le fond.

Scène XVIII - Vancouver, Galathée

(Trémolo à l’orchestre jusqu’au mot seu-sœur.)

GALATHEE : Mon frère, je vous écoute.

Vancouver, très mystérieusement. Chut !… Assurons-nous d’abord que personne ne peut nous entendre.

Il remonte et regarde aux portes.

GALATHEE : à part. Quel est ce mystère ?

VANCOUVER : à part. Voudra-t-elle avaler un aussi gros morceau ?

GALATHEE : Eh bien ?

VANCOUVER : Chut ! (Il la prend par la main et l’amène sur l’avant-scène.) Seu-sœur, ce mariage est devenu… imperpétrable !

GALATHEE : Pourquoi ?

VANCOUVER : L’homme a des faiblesses !… Nous étions en Espagne…

GALATHEE : Vous ?… Vous n’avez jamais fait qu’un voyage… à Melun.

VANCOUVER : Chut !… Je t’ai dit que j’allais à Melun, mais nous étions en Espagne… C’est un raffinement !

GALATHEE : sans comprendre. Eh bien ?…

VANCOUVER :à part. Elle avale ! (Haut.) Nous habitions la petite ferme de las Badayos don Caramente y Fuentes… (À part.) C’est plein de couleur locale… (Haut.) Sur les bords fleuris de la Bidassoa… où elle était venue pour prendre les eaux…

GALATHEE : étonnée. Elle !… qui ?

VANCOUVER : Tout à coup, un incendie se déclare !…

GALATHEE : Où ça ?

VANCOUVER : Dans la Bidassoa… non ! dans la petite ferme de las Badayos don Caramente… et caetera !… et caetera !… Quelle nuit !… Les éclairs déchiraient la nue aux franges d’argent… le tonnerre grondait…

GALATHEE : frémissant. Ah !…

VANCOUVER : Un tonnerre d’Espagne !… Sais-tu ce que c’est qu’un tonnerre d’Espagne ?…

GALATHEE : avec terreur. Oh !… ça doit être horrible !

VANCOUVER : poétiquement. J’étais jeune… elle était belle… belle !… comme une grenade en fleur !… Que te dirai-je ?

GALATHEE : Assez !…

VANCOUVER : C’est juste !… Tu es demoiselle !… Et voilà… voilà comment ce jeune homme… est mon fils.

GALATHEE : M. Dardenbœuf ?

VANCOUVER : Totalement !

GALATHEE : Ah ! mon Dieu !

VANCOUVER : à part. Elle avale parfaitement !

GALATHEE : Mais comment as-tu pu découvrir cet étrange mystère ?

VANCOUVER : Tout à l’heure… à pair ou non… en voyant passer un fiacre. Et maintenant, je te le demande… pouvons-nous marier le frère avec la sœur ?… Le pouvons-nous ?

GALATHEE : Oh ! non !… jamais !

VANCOUVER :s’oubliant. Alors, campons-le à la porte… et gaiement !

GALATHEE : C’est votre fils !…

VANCOUVER : C’est juste ! (Avec sentiment.) Ah ! Galathée ! le voir, et ne pouvoir l’embrasser !

GALATHEE : Pauvre frère !… Mais nous aurons soin de lui… car, après tout, il est mon neveu.

VANCOUVER : C’est mon fils !

GALATHEE : Il a droit à la moitié de ma fortune.

VANCOUVER : vivement. Ah ! diable ! Non ! non !

GALATHEE : Pourquoi ?…

VANCOUVER : Parce que… (À part.) Elle avale trop ! (Haut.) Nos bienfaits pourraient lui donner des soupçons… Il ne faut pas qu’il pénètre le secret de sa naissance.

GALATHEE : Oh ! non !… Pour lui !… pour sa mère !

VANCOUVER : La malheureuse !… Galathée ! tu me jures de ne révéler à personne cette mystérieuse épopée ?

GALATHEE : Je te le jure !

VANCOUVER : Très bien ! (À part, gaiement.) Maintenant, je suis tranquille.

Scène XIX - Galathée, Vancouver, Isménie ; puis Dardenbœuf

Isménie, entrant. Ma tante, voilà votre chapeau.

GALATHEE : à part. Ah ! mon Dieu ! pauvre enfant ! (Haut.) C’est inutile… je ne sors plus.

Elle s’assied.

Isménie. Comment ?

VANCOUVER : Une crampe dans le pied gauche !… c’est signe de pluie.

Dardenbœuf, rentrant vivement et joyeux. C’est fait !… Je viens de la mairie !

VANCOUVER : à part. Attends ! je vais t’en donner de la mairie ! (Haut.) Dardenbœuf, mon ami… ta main ! (Se reprenant.) Votre main !

GALATHEE : à part, se levant. Il va se trahir !

Dardenbœuf, donnant sa main à Vancouver. La voici !

VANCOUVER : la serrant avec transport. Oh ! merci ! oh ! merci !

Dardenbœuf, à part. Qu’est-ce qu’il a ?

VANCOUVER : lui rendant sa main. Ca suffit !… Ma sœur aurait une petite communication à vous faire.

DARDENBOEUF : À moi ?

GALATHEE : Oui, monsieur. (À part.) C’est étonnant comme il lui ressemble. (Haut, avec émotion.) Monsieur Dardenbœuf… mon ami… le ciel m’est témoin que je ne vous veux pas de mal… au contraire… parce que… si vous pouviez savoir…

VANCOUVER : toussant. Hum ! hum !

DARDENBOEUF : à part. Le vieux tousse… il y a encore quelque chose !

GALATHEE : Enfin, ce mariage… qui devait faire notre bonheur… est devenu tout à fait impossible !

DARDENBOEUF : à part. V’lan ! j’allais le dire !

Isménie. Impossible !… Comment… ma tante !… et c’est vous !…

VANCOUVER : à Isménie. Laisse-nous… laisse-nous… Va ôter ton chapeau.

Isménie. Non ! c’est trop fort, à la fin !… Si vous ne voulez pas me marier, dites-le !

VANCOUVER : Ma fille ! ma fille !… je t’ordonne d’aller ôter ton chapeau.

Isménie. Oh ! j’en mourrai !… et ça sera bien fait !

Elle sort vivement par la gauche.

Scène XX - Galathée, Dardenbœuf, Vancouver ; puis Isménie

DARDENBOEUF : à part. À nous trois, maintenant !

GALATHEE : le saluant. Monsieur !…

VANCOUVER : Serviteur !…

DARDENBOEUF : les ramenant tous deux par la main. Oh ! pardon ! pardon ! ça ne peut pas finir comme ça.

VANCOUVER : Que demandez-vous ?

DARDENBOEUF : Je demande le mot !… Ordinairement quand on met les gens à la porte, l’usage est de leur dire pourquoi.

GALATHEE : Adressez-vous à mon frère.

VANCOUVER : Non… à ma sœur !

DARDENBOEUF : à Galathée. Madame…

GALATHEE : Ne m’interrogez pas !

DARDENBOEUF : à Vancouver. Monsieur…

VANCOUVER : Moi non plus !

DARDENBOEUF : à part. C’est une partie de volant. (Haut à Galathée.) Est-ce que les renseignements ne sont pas bons ?

GALATHEE : Oh ! si !

DARDENBOEUF : à Vancouver. Aurais-je eu le malheur de vous déplaire !

VANCOUVER : Oh non !

DARDENBOEUF : Eh bien ?

GALATHEE : Ne m’interrogez pas !

VANCOUVER : Moi non plus !

DARDENBOEUF : s’emportant. Ah !… je perds patience à la fin !… On ne berne pas un prétendu comme ça ! sacrebleu !

VANCOUVER :- Monsieur !…

GALATHEE : Jeune homme !…

DARDENBOEUF : s’exaspérant. Non ! non ! non !… Il me faut un éclaircissement !… et je l’aurai !

VANCOUVER : Jamais !

DARDENBOEUF : le menaçant. Quand je devrais vous en demander raison !… (Le prenant au collet.) Quand je devrais…

GALATHEE : éperdue. Malheureux !… c’est ton père !

DARDENBOEUF : Qui ça ?… Lui !!! !

VANCOUVER : à part. Patatras !… je vais prendre un bain !

Il remonte.

DARDENBOEUF : Un instant !… Ah ! c’est vous qui êtes mon papa ?

VANCOUVER : très troublé. Oui… oui… oui… en grande partie…

GALATHEE : Souvenez-vous de la ferme de Badayos !…

DARDENBOEUF : La ferme de Blaguayos ?…

VANCOUVER : barbotant. Don Caramente… y Fuentes…

GALATHEE : Donc, le mariage est impossible !

DARDENBOEUF : Minute ! (Il tire le médaillon de sa poche, le baise avec émotion, puis, le présentant à Vancouver :) La reconnaissez-vous ?

VANCOUVER : s’attendrissant sur la miniature. Oh oui !… oh oui !… pauvre amie !… voilà bien ses traits chéris !… C’est bien ma grenade en fleur… je sens un pleur.

DARDENBOEUF : Vieux farceur !… C’est la belle Gabrielle !

VANCOUVER : Crédié !…

GALATHEE : Vertuchou !…

DARDENBOEUF : gouaillant. Pourvu que ça n’arrive pas aux oreilles d’Henri IV !…

Galathée, indignée. Ah !… mon frère !… un pareil subterfuge !…

Elle le pince avec colère.

VANCOUVER : à part, se frottant le bras. Pincé… Pinçatus sum !…

GALATHEE : à Isménie qui entre. Ma nièce, voici ton mari… la noce se fera dans deux mois.

Isménie, joyeuse. Est-il possible !…

VANCOUVER : à part, tristement. C’en est fait de l’Empire romain !… Je n’ai pas assez gratté le salsifis !

Chœur final

Air d’Hervé

VANCOUVER :

Chantons cet hymen déplorable Qui, par un troc malencontreux, M’enlève une fille adorable Et me donne un gendre odieux.

Galathée et Dardenbœuf

Chantons en ce jour mémorable Ce doux hymen qui rend heureux La future la plus aimable, Le futur le plus amoureux.

Isménie Notre bonheur sera durable Oui, cet hymen doit être heureux, Car j’ai, par un choix favorable, Le futur le plus amoureux.

texte integral fin

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