Le PaVé dans la mare

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Les FABLES de La FONTAINE

J’aime les Fables de LA FONTAINE

mercredi 21 janvier 2015


LA JEUNE VEUVE

La perte d’un Époux ne va point sans soupirs,

On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.

Sur les ailes du Temps la Tristesse s’envole ;

Le Temps ramène les plaisirs.

Entre la Veuve d’une année

Et la Veuve d’une journée

La différence est grande : on ne croirait jamais

Que ce fût la même personne :

L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.

Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne ;

C’est toujours même note et pareil entretien :

On dit qu’on est inconsolable ;

On le dit, mais il n’en est rien,

Comme on verra par cette fable,

Ou plutôt par la vérité.

L’Époux d’une jeune Beauté

Partait pour l’autre monde. A ses côtés, sa Femme

Lui criait : Attends-moi, je te suis ; et mon âme,

Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler.

Le Mari fait seul le voyage.

La Belle avait un Père, homme prudent et sage :

Il laissa le torrent couler.

A la fin, pour la consoler,

Ma fille, luit dit-il, c’est trop verser de larmes :

Qu’a besoin le Défunt que vous noyiez vos charmes ?

Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.

Je ne dis pas que tout à l’heure

Une condition meilleure

Change en des noces ces transports ;

Mais après certain temps souffrez qu’on vous propose

Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose

Que le Défunt. Ah ! dit-elle aussitôt,

Un cloître est l’époux qu’il me faut.

Le père lui laissa digérer sa disgrâce.

Un mois de la sorte se passe.

L’autre mois, on l’emploie à changer tous les jours

Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure.

Le deuil enfin sert de parure,

En attendant d’autres atours.

Toute la bande des Amours

Revient au colombier ; les Jeux, les Ris, la Danse,

Ont aussi leur tour à la fin :

On se plonge soir et matin

Dans la fontaine de Jouvence.

Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ;

Mais comment il ne parlait de rien à notre Belle :

Où donc est le jeune mari

Que vous m’avez promis ? dit-elle.


LE BERGER ET SON TROUPEAU

Quoi ? toujours il me manquera

Quelqu’un de ce peuple imbécile !

Toujours le Loup m’en gobera !

J’aurai beau les compter : ils étaient plus de mille,

Et m’ont laissé ravir notre pauvre Robin ;

Robin mouton qui par la ville

Me suivait pour un peu de pain

Et qui m’aurait suivi jusques au bout du monde.

Hélas ! de ma musette il entendait le son ;

Il me sentait venir de cent pas à la ronde.

Ah le pauvre Robin mouton !

Quand Guillot eut fini cette oraison funèbre

Et rendu de Robin la mémoire célèbre.

Il harangua tout le troupeau,

Les chefs, la multitude, et jusqu’au moindre agneau,

Les conjurant de tenir ferme :

Cela seul suffirait pour écarter les Loups.

Foi de peuple d’honneur, ils lui promirent tous

De ne bouger non plus qu’un terme.

Nous voulons, dirent-ils, étouffer le glouton

Qui nous a pris Robin mouton.

Chacun en répond sur sa tête.

Guillot les crut, et leur fit fête.

Cependant, devant qu’il fût nuit,

Il arriva nouvel encombre,

Un Loup parut ; tout le troupeau s’enfuit :

Ce n’était pas un Loup, ce n’en était que l’ombre.

Haranguez de méchants soldats,

Ils promettront de faire rage ;

Mais au moindre danger adieu tout leur courage :

Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.

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LE CHAT, LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN

VAREILLES Décembre 2016

Du palais d’un jeune Lapin

Dame Belette un beau matin

S’empara ; c’est une rusée.

Le Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.

Elle porta chez lui ses pénates un jour

Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,

Parmi le thym et la rosée.

Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,

Janot Lapin retourne aux souterrains séjours.

La Belette avait mis le nez à la fenêtre.

O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?

Dit l’animal chassé du paternel logis :

O là, Madame la Belette,

Que l’on déloge sans trompette,

Ou je vais avertir tous les rats du pays.

La Dame au nez pointu répondit que la terre

Etait au premier occupant.

C’était un beau sujet de guerre

Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.

Et quand ce serait un Royaume

Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi

En a pour toujours fait l’octroi

A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,

Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.

Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.

Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis

Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,

L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.

Le premier occupant est-ce une loi plus sage ?

– Or bien sans crier davantage,

Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.

C’était un chat vivant comme un dévot ermite,

Un chat faisant la chattemite,

Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,

Arbitre expert sur tous les cas.

Jean Lapin pour juge l’agrée.

Les voilà tous deux arrivés

Devant sa majesté fourrée.

Grippeminaud leur dit : Mes enfants, approchez,

Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause.

L’un et l’autre approcha ne craignant nulle chose.

Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,

Grippeminaud le bon apôtre

Jetant des deux côtés la griffe en même temps,

Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.

Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois

Les petits souverains se rapportant aux Rois.


LE LION AMOUREUX

A Mademoiselle de Sévigné

Sévigné, de qui les attraits

Servent aux Grâces de modèle,

Et qui naquîtes toute belle,

A votre indifférence près,

Pourriez-vous être favorable

Aux jeux innocents d’une fable,

Et voir, sans vous épouvanter,

Un lion qu’Amour sut dompter ?

Amour est un étrange maître.

Heureux qui peut ne le connaître

Que par récit, lui ni ses coups !

Quand on en parle devant vous,

Si la vérité vous offense,

La fable au moins se peut souffrir :

Celle-ci prend bien l’assurance

De venir à vos pieds s’offrir,

Par zèle et par reconnaissance.

Du temps que les bêtes parlaient,

Les lions, entre autres, voulaient

Etre admis dans notre alliance.

Pourquoi non ? Puisque leur engeance

Valait la nôtre en ce temps-là,

Ayant courage, intelligence,

Et belle hure outre cela.

Voici comment il en alla.

Un lion de haut parentage

En passant par un certain pré,

Rencontra bergère à son gré :

Il la demande en mariage.

Le père aurait fort souhaité

Quelque gendre un peu moins terrible.

La donner lui semblait bien dur ;

La refuser n’était pas sûr ;

Même un refus eût fait possible,

Qu’on eût vu quelque beau matin

Un mariage clandestin ;

Car outre qu’en toute matière

La belle était pour les gens fiers,

Fille se coiffe volontiers

D’amoureux à longue crinière.

Le père donc, ouvertement

N’osant renvoyer notre amant (8),

Lui dit :" Ma fille est délicate ;

Vos griffes la pourront blesser

Quand vous voudrez la caresser.

Permettez donc qu’à chaque patte

On vous les rogne, et pour les dents,

Qu’on vous les lime en même temps.

Vos baisers en seront moins rudes,

Et pour vous plus délicieux ;

Car ma fille y répondra mieux,

Etant sans ces inquiétudes."

Le lion consent à cela,

Tant son âme était aveuglée !

Sans dents ni griffes le voilà,

Comme place démantelée.

On lâcha sur lui quelques chiens :

Il fit fort peu de résistance.

Amour, amour, quand tu nous tiens,

On peut bien dire : " Adieu prudence !"


LE LOUP ET LE CHIEN

Un Loup n’avait que les os et la peau ;

Tant les Chiens faisaient bonne garde.

Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,

Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.

L’attaquer, le mettre en quartiers,

Sire Loup l’eût fait volontiers.

Mais il fallait livrer bataille

Et le Mâtin était de taille

A se défendre hardiment.

Le Loup donc l’aborde humblement,

Entre en propos, et lui fait compliment

Sur son embonpoint, qu’il admire.

Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,

D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.

Quittez les bois, vous ferez bien :

Vos pareils y sont misérables,

Cancres, haires, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car quoi ? Rien d’assuré, point de franche lippée.

Tout à la pointe de l’épée.

Suivez-moi ; vous aurez un bien meilleur destin.

Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?

Presque rien, dit le Chien : donner la chasse aux gens

Portants bâtons, et mendiants ;

Flatter ceux du logis, à son maître complaire ;

Moyennant quoi votre salaire

Sera force reliefs de toutes les façons :

Os de poulets, os de pigeons,

Sans parler de mainte caresse.

Le loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant il vit le col du Chien, pelé :

Qu’est-ce là ? lui dit-il. Rien. Quoi ? rien ? Peu de chose.

Mais encor ? Le collier dont je suis attaché

De ce que vous voyez est peut-être la cause.

Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas

Où vous voulez ? Pas toujours, mais qu’importe ?

Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.

Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.


LE RENARD ET LA CIGOGNE

Compère le Renard se mit un jour en frais,

Et retint à dîner commère la Cigogne.

Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts :

Le Galant, pour toute besogne,

Avait un brouet clair ; il vivait chichement.

Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :

La Cigogne au long bec n’en put attraper miette,

Et le Drôle eut lapé le tout en un moment.

Pour se venger de cette tromperie,

À quelque temps de là, la Cigogne le prie.

« Volontiers, lui dit-il ; car avec mes amis

Je ne fais point cérémonie. »

À l’heure dite, il courut au logis

De la Cigogne son hôtesse ;

Loua très fort sa politesse ;

Trouva le dîner cuit à point :

Bon appétit surtout ; Renards n’en manquent point.

Il se réjouissait à l’odeur de la viande

Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.

On servit, pour l’embarrasser,

En un vase à long col et d’étroite embouchure.

Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer,

Mais le museau du Sire était d’autre mesure.

Il lui fallut à jeun retourner au logis,

Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,

Serrant la queue, et portant bas l’oreille.

Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :

Attendez-vous à la pareille


LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)

Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,

Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :

On n’en voyait point d’occupés

A chercher le soutien d’une mourante vie ;

Nul mets n’excitait leur envie ;

Ni Loups ni Renards n’épiaient

La douce et l’innocente proie.

Les Tourterelles se fuyaient :

Plus d’amour, partant plus de joie.

Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,

Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune ;

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux,

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents

On fait de pareils dévouements :

Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence

L’état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons

J’ai dévoré force moutons.

Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :

Même il m’est arrivé quelquefois de manger

Le Berger.

Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense

Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :

Car on doit souhaiter selon toute justice

Que le plus coupable périsse.

- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;

Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,

Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur

En les croquant beaucoup d’honneur.

Et quant au Berger l’on peut dire

Qu’il était digne de tous maux,

Etant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire.

Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.

On n’osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,

Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,

Au dire de chacun, étaient de petits saints.

L’Ane vint à son tour et dit : J’ai souvenance

Qu’en un pré de Moines passant,

La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense

Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.

A ces mots on cria haro sur le baudet.

Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue

Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !

Rien que la mort n’était capable

D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.


L’HUÎTRE ET LES PLAIDEURS

VAREILLES Décembre 2016

Un jour, deux Pèlerins, sur le sable rencontrent

Une Huître que le flot y venait d’apporter ;

Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;

A l’égard de la dent il fallut contester.

L’un se baissait déjà pour amasser la proie ;

L’autre le pousse, et dit : il est bon de savoir

Qui de nous en aura la joie.

Celui qui le premier a pu l’apercevoir

En sera le gobeur ; l’autre le verra faire.

Si par là on juge l’affaire,

Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci.

Je ne l’ai pas mauvais aussi,

Dit l’autre, et je l’ai vue avant vous, sur ma vie

Eh bien ! Vous l’avez vue, et moi je l’ai sentie.

Pendant tout ce bel incident

Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.

Perrin fort gravement ouvre l’Huître, et la gruge

Nos deux Messieurs le regardant.

Ce repas fait, il dit d’un ton de Président :

Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille

Sans dépens, et qu’en paix chacun chez soi s’en aille.

Mettez ce qu’il en coûte à plaider aujourd’hui ;

Comptez ce qu’il en reste à beaucoup de familles ;

Vous verrez que Perrin tire l’argent à lui,

Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.


L’IVROGNE ET SA FEMME

Chacun a son défaut, où toujours il revient :

Honte ni peur n’y remédie.

Sur ce propos, d’un conte il me souvient :

Je ne dis rien que je n’appuie

De quelque exemple. Un suppôt de Bacchus

Altérait sa santé, son esprit et sa bourse.

Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course

Qu’ils sont au bout de leurs écus.

Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille,

Avait laissé ses sens au fond d’une bouteille,

Sa femme l’enferma dans un certain tombeau.

Là, les vapeurs du vin nouveau

Cuvèrent à loisir. A son réveil il trouve

L’attirail de la mort à l’entour de son corps :

Un luminaire, un drap des morts.

Oh ! dit-il, qu’est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?

Là-dessus, son épouse, en habit d’Alecton,

Masquée et de sa voix contrefaisant le ton,

Vient au prétendu mort, approche de sa bière,

Lui présente un chaudeau propre pour Lucifer.

L’époux alors ne doute en aucune manière

Qu’il ne soit citoyen d’enfer.

Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.

La cellerière du royaume

De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger

A ceux qu’enclôt la tombe noire.

Le mari repart sans songer :

Tu ne leur portes point à boire ?


L’OURS ET L’AMATEUR DES JARDINS

Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,

Confiné par le sort dans un bois solitaire,

Nouveau Bellérophon vivait seul et caché :

Il fût devenu fou ; la raison d’ordinaire

N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés :

Il est bon de parler, et meilleur de se taire,

Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.

Nul animal n’avait affaire

Dans les lieux que l’Ours habitait ;

Si bien que tout Ours qu’il était

Il vint à s’ennuyer de cette triste vie.

Pendant qu’il se livrait à la mélancolie,

Non loin de là certain vieillard

S’ennuyait aussi de sa part.

Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,

Il l’était de Pomone encore :

Ces deux emplois sont beaux. Mais je voudrais parmi

Quelque doux et discret ami.

Les jardins parlent peu , si ce n’est dans mon livre ;

De façon que, lassé de vivre

Avec des gens muets notre homme un beau matin,

Va chercher compagnie, et se met en campagne.

L’Ours porté d’un même dessein

Venait de quitter sa montagne :

Tous deux, par un cas surprenant

Se rencontrent en un tournant.

L’homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?

Se tirer en Gascon d’une semblable affaire

Est le mieux. Il sut donc dissimuler sa peur.

L’Ours très mauvais complimenteur,

Lui dit : Viens-t’en me voir. L’autre reprit : Seigneur,

Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire

Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,

J’ai des fruits, j’ai du lait : Ce n’est peut-être pas

De nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;

Mais j’offre ce que j’ai. L’Ours l’accepte ; et d’aller.

Les voilà bons amis avant que d’arriver.

Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;

Et bien qu’on soit à ce qu’il semble

Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,

Comme l’Ours en un jour ne disait pas deux mots

L’Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.

L’Ours allait à la chasse, apportait du gibier,

Faisait son principal métier

D’être bon émoucheur (4) , écartait du visage

De son ami dormant, ce parasite ailé,

Que nous avons mouche appelé.

Un jour que le vieillard dormait d’un profond somme,

Sur le bout de son nez une allant se placer

Mit l’Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.

Je t’attraperai bien, dit-il. Et voici comme.

Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur

Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,

Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche,

Et non moins bon archer (5) que mauvais raisonneur :

Roide mort étendu sur la place il le couche.

Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;

Mieux vaudrait un sage ennemi.

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