Le PaVé dans la mare

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L’Ecole des Femmes - Molière

Le petit chat est mort !

mercredi 26 décembre 2012


Acte II

Scène 5 : ARNOLPHE, AGNES.

ARNOLPHE La promenade est belle.

AGNES Fort belle.

ARNOLPHE Le beau jour !

AGNES Fort beau.

ARNOLPHE Quelle nouvelle ?

AGNES Le petit chat est mort.

ARNOLPHE C’est dommage ; mais quoi ! Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi. Lorsque j’étais aux champs, n’a-t-il point fait de pluie ?

AGNES Non.

ARNOLPHE Vous ennuyait-il ?

AGNES Jamais je ne m’ennuie.

ARNOLPHE - Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?

AGNES Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.

ARNOLPHE, ayant un peu rêvé. Le monde, chère Agnès, est une étrange chose ! Voyez la médisance, et comme chacun cause ! Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu Etait, en mon absence, à la maison venu ; - Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues. Mais je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues, Et j’ai voulu gager que c’était faussement...

AGNES Mon Dieu ! ne gagez pas, vous perdriez vraiment.

ARNOLPHE Quoi ! c’est la vérité qu’un homme...

AGNES Chose sûre, Il n’a presque bougé de chez nous, je vous jure.

ARNOLPHE, bas à part. Cet aveu qu’elle fait avec sincérité Me marque pour le moins son ingénuité.

(Haut.)

Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne, Que j’avais défendu que vous vissiez personne.

AGNES Oui ; mais quand je l’ai vu, vous ignoriez pourquoi ; Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.

ARNOLPHE Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.

AGNES Elle est fort étonnante, et difficile à croire. J’étais sur le balcon à travailler au frais, Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue, D’une humble révérence aussitôt me salue :

Moi, pour ne point manquer à la civilité, Je fis la révérence aussi de mon côté. Soudain il me refait une autre révérence ; Moi, j’en refais de même une autre en diligence ; Et lui d’une troisième aussitôt repartant, D’une troisième aussi j’y repars à l’instant. Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle Me fait à chaque fois révérence nouvelle ; Et moi, qui tous ces tours fixement regardais, Nouvelle révérence aussi je lui rendais : Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue, Toujours comme cela je me serais tenue, Ne voulant point céder, ni recevoir l’ennui Qu’il me pût estimer moins civile que lui.

ARNOLPHE Fort bien.

AGNES Le lendemain, étant sur notre porte, Une vieille m’aborde, en parlant de la sorte : "Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir, Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir ! Il ne vous a pas fait une belle personne, Afin de mal user des choses qu’il vous donne ; Et vous devez savoir que vous avez blessé Un coeur qui de s’en plaindre est aujourd’hui forcé."

ARNOLPHE, à part. Ah ! suppôt de Satan ! exécrable damnée !

AGNES Moi, j’ai blessé quelqu’un ? fis-je tout étonnée. "Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ; Et c’est l’homme qu’hier vous vîtes du balcon." Hélas ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ? Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ? "Non, dit-elle ; vos yeux ont fait ce coup fatal, Et c’est de leurs regards qu’est venu tout son mal." Eh, mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde ; Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde ? "Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas, Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas, En un mot, il languit, le pauvre misérable ; Et s’il faut, poursuivit la vieille charitable, Que votre cruauté lui refuse un secours, C’est un homme à porter en terre dans deux jours." Mon Dieu ! j’en aurais, dis-je, une douleur bien grande. Mais pour le secourir qu’est-ce qu’il me demande ? "Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir Que le bien de vous voir et vous entretenir ; Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine, Et du mal qu’ils ont fait être la médecine." Hélas ! volontiers, dis-je ; et, puisqu’il est ainsi, Il peut, tant qu’il voudra, me venir voir ici.

ARNOLPHE, à part. Ah ! sorcière maudite, empoisonneuse d’âmes, Puisse l’enfer payer tes charitables trames !

AGNES Voilà comme il me vit, et reçut guérison. Vous-même, à votre avis, n’ai-je pas eu raison ? Et pouvais-je, après tout, avoir la conscience De le laisser mourir faute d’une assistance ? Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir, Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir.

ARNOLPHE, bas, à part. Tout cela n’est parti que d’une âme innocente
- Et j’en dois accuser mon absence imprudente, Qui sans guide a laissé cette bonté de moeurs Exposée aux aguets des rusés séducteurs. Je crains que le pendard, dans ses voeux téméraires, Un peu plus haut que jeu n’ait poussé les affaires.

AGNES Qu’avez-vous ? Vous grondez, ce me semble, un petit. Est-ce que c’est mal fait ce que je vous ai dit ?

ARNOLPHE Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites, Et comme le jeune homme a passé ses visites.

AGNES Hélas ! si vous saviez comme il était ravi, Comme il perdit son mal sitôt que je le vi, Le présent qu’il m’a fait d’une belle cassette, Et l’argent qu’en ont eu notre Alain et Georgette, Vous l’aimeriez sans doute, et diriez comme nous...

ARNOLPHE Oui, mais que faisait-il étant seul avec vous ?

AGNES Il disait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde, Et me disait des mots les plus gentils du monde, Des choses que jamais rien ne peut égaler, Et dont, toutes les fois que je l’entends parler, La douceur me chatouille, et là dedans remue Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.

ARNOLPHE, bas, à part. O fâcheux examen d’un mystère fatal, Où l’examinateur souffre seul tout le mal !

(Haut.)

Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses, Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses ?

AGNES Oh ! tant ! il me prenait et les mains et les bras, Et de me les baiser il n’était jamais las.

ARNOLPHE Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ?

(La voyant interdite.)

Ouf !

AGNES Eh ! il m’a...

ARNOLPHE Quoi ?

AGNES Pris...

ARNOLPHE Euh ?

AGNES Le...

ARNOLPHE Plaît-il ?

AGNES Je n’ose, Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.

ARNOLPHE Non.

AGNES Si fait.

ARNOLPHE Mon Dieu ! non.

AGNES Jurez donc votre foi.

ARNOLPHE Ma foi, soit.

AGNES Il m’a pris... Vous serez en colère.

ARNOLPHE Non.

AGNES Si.

ARNOLPHE Non, non, non, non. Diantre ! que de mystère ! Qu’est-ce qu’il vous a pris ?

AGNES Il...

ARNOLPHE, à part. Je souffre en damné.

AGNES Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné. A vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.

ARNOLPHE, reprenant haleine. Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.

AGNES Comment ! est-ce qu’on fait d’autres choses ?

ARNOLPHE Non pas. Mais, pour guérir du mal qu’il dit qui le possède, N’a-t-il point exigé de vous d’autre remède ?

AGNES Non. Vous pouvez juger, s’il en eût demandé, Que pour le secourir j’aurais tout accordé.

ARNOLPHE, bas, à part. Grâce aux bontés du ciel, j’en suis quitte à bon compte : Si j’y retombe plus, je veux bien qu’on m’affronte. Chut.

(Haut.)

De votre innocence, Agnès, c’est un effet ; Je ne vous en dis mot. Ce qui s’est fait est fait. Je sais qu’en vous flattant le galant ne désire Que de vous abuser, et puis après s’en rire.

AGNES Oh ! point ! Il me l’a dit plus de vingt fois à moi.

ARNOLPHE Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que sa foi. Mais enfin apprenez qu’accepter des cassettes, Et de ces beaux blondins écouter les sornettes, Que se laisser par eux, à force de langueur, Baiser ainsi les mains et chatouiller le coeur, Est un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.

AGNES Un péché, dites-vous ? Et la raison, de grâce ?

ARNOLPHE La raison ? La raison est l’arrêt prononcé Que par ces actions le ciel est courroucé.

AGNES Courroucé ! Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ? C’est une chose, hélas ! si plaisante et si douce ! J’admire quelle joie on goûte à tout cela ; Et je ne savais point encor ces choses-là.

ARNOLPHE Oui, c’est un grand plaisir que toutes ces tendresses, Ces propos si gentils, et ces douces caresses ; Mais il faut le goûter en toute honnêteté, Et qu’en se mariant le calme en soit ôté.

AGNES N’est-ce plus un péché lorsque l’on se marie ?

ARNOLPHE Non.

AGNES Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

ARNOLPHE Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi ; Et pour vous marier on me revoit ici.

AGNES Est-ll possible ?

ARNOLPHE Oui.

AGNES Que vous me ferez aise !

ARNOLPHE Oui, je ne doute point que l’hymen ne vous plaise.

AGNES Vous nous voulez, nous deux...

ARNOLPHE Rien de plus assuré.

AGNES Que. si cela se fait, je vous caresserai !

ARNOLPHE Eh ! la chose sera de ma part réciproque.

AGNES Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque. Parlez-vous tout de bon ?

ARNOLPHE Oui, vous le pourrez voir.

AGNES Nous serons mariés ?

ARNOLPHE Oui.

AGNES Mais quand ?

ARNOLPHE Dès ce soir.

AGNES, riant. Dès ce soir ?

ARNOLPHE Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?

AGNES Oui.

ARNOLPHE Vous voir bien contente est ce que je désire.

AGNES Hélas ! que je vous ai grande obligation, Et qu’avec lui j’aurai de satisfaction !

ARNOLPHE Avec qui ?

AGNES Avec.... Là...

ARNOLPHE Là... Là n’est pas mon compte, A choisir un mari vous êtes un peu prompte. C’est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt, Et quant au monsieur là, je prétends, s’il vous plaît, Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce Qu’avec lui désormais vous rompiez tout commerce ; Que, venant au logis, pour votre compliment, Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement : Et lui jetant, s’il heurte, un grès par la fenêtre, L’obligiez tout de bon à ne plus y paraître. M’entendez-vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin, De votre procédé je serai le témoin.

AGNES Las ! il est si bien fait ! C’est...

ARNOLPHE Ah ! que de langage !

AGNES Je n’aurai pas le coeur...

ARNOLPHE Point de bruit davantage. Montez là-haut.

AGNES Mais quoi ! voulez-vous...

ARNOLPHE C’est assez. Je suis maître, je parle ; allez, obéissez.

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