Le PaVé dans la mare

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LA REVOLTE par Villiers de l’isle-Adam

Villiers de l’Isle Adam

dimanche 11 novembre 2012

Un salon de banquier : Le lieu est manifestement imprégné de l’ambiance du travail


SCENE I

Elisabeth, Félix

FELIX, après un long silence initial : Quelle heure ?

ELISABETH : Très tard.

FELIX : Déjà minuit ?...Diable de lampe ! qu’est-ce qu’elle a donc ce soir ?...On n’y voit pas ! ...Baptistin !...François !...François !

ELISABETH : Comme ils étaient fatigués, je leur ai dit qu’ils pouvaient monter dans leur chambre.

FELIX : Fatigués !...Fatigués !...Eh bien ! Et nous ? Tu t’en laisses imposer, ma chère amie. Ces gaillards là ne valent pas la corde pour les pendre. Ils abusent....Ils abusent....D’ailleurs, assez pour aujourd’hui...Tu te feras mal.

ELISABETH : Oh ! Vous êtes trop bon...

FELIX : As-tu fait passer les quittances Farral, Winter et Cie ?

ELISABETH : Les reçus en sont épinglés, deuxième tiroir, à la caisse.

FELIX : Et l’assignation Lelièvre ?

ELISABETH : Insolvables. Ce sont de pauvres, de très pauvres gens.

FELIX : L’immeuble vaut toujours bien quelque chose.

ELISABETH : En ce cas, expédiez vous-même l’ordre d’assignation.

FELIX : Hein ?...Ah oui !...l’attendrissement ?...Pas de ça !...Ecoute, il faut des yeux secs pour y voir clair en affaires. Si nous attendons l’expropriatio, nous ne serons payés qu’au prorata.

ELISABETH :Ce serait horrible, il est vrai.

FELIX : Oui...au prorata ! au prorata des dividendes !...après homologation du concorfat !...et coetera ! et coetera ! et coetera !...Comprends-moi bien, mon enfant, je n’actionne impitoyablement ces pauvres Lelievre que par principe. Je puis pleurer sur leur sort, mais, sarpejeu ! Il faut être sérieux en affaires !...A propos...quels déboursés ?

ELISABETH : J’ai souscrit à vingt cinq actions des Houilles de Silésie. Tiroir C.

FELIX : Un peu aventurées, ces obligations là ? Oui, parbleu, Conseils d’administration flamboyants ! Affiches multicolores, n’est-ce pas ?...Fanfares de la presse financière !...Que de pauvres diables soient impatients d’y consacrer leurs dernières ressources, je le comprends ; mais je ne m’explique pas que toi, si prudente, si claivoyante en affaires, tu te sois liée par une opération ferme sur la foi de...

ELISABETH : Je connais la valeur. J’ai couvert avec des acceptations Gaudrot, Goudron et Cie. J’ai formé l’appoint en espèces.

FELIX : Ah !...c’est différent : Et tu as toujours bien fait d’écouler ces effets véreux qui...

ELISABETH : Pardon ; mais ces acceptations étaient excellentes et de tout repos...Je les ai revêtues, au surplus, de la signature de la Maison. Je n’ai prétendu gagner que l’escompte et la commission.

FELIX : Ah !...Enfin, si tu es sûre de l’opération principale, tout pesé...Tu as encore bien fait !...Commercialement un scrupule n’est jamais perdu...Et...la recette ?

ELISABETH : Deux mille six cent quatre francs vingt deux centimes, net.

FELIX : Bien. (l’heure sonne)

ELISABETH : Minuit.....

FELIX : Là !... C’est égal, je puis dire que j’ai en toi une brave petite femme, et surtout une femme de tête. Positivement, depuis les quatre ans et demi que nous sommes en ménage, je ne me suis jamais repenti de t’avoir épousée. Non, vrai !...Comme tenue des livres, tu es un excellent comptable ; comme femme, il paraît que tu es très bien et point bête, ce qui est quelque chose. Enfin, comme caractère laborieux, tu passes mes espérances. De plus, tu es la douceur personnifiée. Je n’ai pas un reproche à t’adresser, pas un seul !...Et, si j’ai triplé ma fortune, je puis bien dire que c’est grâce à toi.

ELISABETH : Quelle femme ne serait fière de tels éloges !

FELIX : Oui, grâce à toi ! Je ne rougis pas de l’avouer. Sans tes conseils, j’eusse fait bien des pas de clerc, bien des écarts, autant dire mille sottises ! Défalcation faite de la grâce de ton sexe, tu jouis d’une pénétration...presque virile !...Tu as, en un mot, le tact des affaires. C’est énorme cela !...Et puis, enfin tes goûts sérieux...Ce n’est point toi qui me ruineras en toilettes ! Tu as même tort de na pas voir de monde. Tu mènes une vie casanière...presque cénobitique. Pourquoi donc as-tu rompu si brusquement avec tes amies de pension, depuis leurs mariages ?

ELISABETH : J’ai la faiblesse, vous le savez, d’estimer seulement les femmes qui, malgré la mode, se refusent à enfreindre leur devoir.

FELIX : Et je t’en félicite ! Mais, saperjeu ! Les affaires avant tout ! Et l’on doit fréquenter les gens, ne serait-ce que par intérêt ! N’exagérons rien, ou nous tomberons dans l’utopie.

ELISABETH : Il me semblait néanmoins que, pour se priver de cette compagnie brillante, la Maison ne s’en discréditait pas plus.

FELIX : Petite barre de fer, va !...Voyons ! pas de donquichottisme !...Quant au crédit de la Maison, parbleu, l’on sait bien que je ne suis pas homme à disparaître du soir au lendemain, comme tant d’autres, en emportant la caisse et en m’écriant :"Je suis dans la vrai !" Non, je ne me fais pas meilleur que je suis...Foncièrement parlant, peut-être n’étais-je même pas un homme très scrupuleux de ma nature... Ceci entre nous. L’éducation m’ayant appris à discerner mes véritables intérêts, je suis devenu un honnête homme...comme on est honnête aujourd’hui....

ELISABETH : Oui, par politesse.

FELIX : Tu devrais me faire du tilleul. Je crains de m’enrhumer. Sous de solides apparences, je suis d’une complexion délicate : le moindre vent coulis réveille mon lumbago...Mets-y un peu de capillaire, c’est préconisé.

ELISABETH : En effet, mon ami, vous êtes d’une délicatesse !...Je m’en suis maintes fois aperçue.

FELIX : A propos, écoute...Je ne veux plus que tu te fatigues !...Je ne le veux plus. Tu m’entends, n’est-ce pas ? Vois comme on peux tomber malade facilement ! Tu comprends, je t’aime beaucoup et je ne me soucie pas de te voir indisposée. A qui me fier pour la tenue des livres, si tu tombais malade ?...Non...Dorénavant, nous irons deux fois la semaine (les jours de soleil...ceux d’échéances exceptés, bien entendu) nous retremper parmi les beaux spectacles de la anture. D’ailleurs, voici le printemps, ça me ragaillardit. Tu verras. Je ne déteste pas la campagne, une fois le temps. Elle inspire des idées fraîches, souvent lucratives. C’est comme le théâtre. Nous vivons trop retirés. Pourquoi n’irions nous pas au spectacle, parfois ?...L’on peut y rencontrer de bonnes occasions...Et puis enfin, cela distrait...Cela distrait. C’est dit. J’aurai des billets de faveur facilement, vu ma position. Tiens, par notre ami Vaudran !...Comme il te fait la cours les jours de thé, ça me fera une petite vengeance...doublée d’une économie !...hé ?...

ELISABETH : Le temps est très sombre, cette nuit.

FELIX : Ca m’est égal !...Je n’ai pas de navire en mer, et le toit de ce vieil hôtel est solide. Nos bons aïeux s’entendaient en bâtisses...Par exemple, quand nous irons au théâtre, tâchons d’éviter ces pièces de mauvais goût, tu sais ?...Il y a au théâtre, à ce que dit le journal, une tourbe, une clique de novateurs qui cherchent toujours à compliquer, à se battre les flancs, à vouloir faire mieux que les autres....et qui, en définitive, n’arrivent à rien, à rien et à rien !...qu’à rendre inquiets les gens honorables, en leur procurant on ne sait quelles émotions...presque dangereuses. C’est absurde. On devrait défendre cela, positivement. Moi, je vaus au théâtre pour rire, comme on doit aller dans ces endroits-là...J’aime les choses simples, simples comme la nature. Est-ce que la nature n’est pas simple ? Est-ce que la vie n’est pas simple ?Est-ce que tout n’est pas simple ? Je n’aime pas les montagnes trop hautes, ni dans les personnes ni dans la nature. Je préfère, en toute chose, une modération honnête. Si l’on veut être... sublime...qu’on le soit, du moins, avec discrétion !...La peste soit des novateurs ! J’aime les vieilles pièces. Elles sont bonnes, et quand une chose est bonne, il faut l’i..mi..ter et s’en tenir et s’en tenir là. Ce n’est pas à dire, cependant, que...parfois...et dans...de certaines circonstances, il ne puisse être de bon goût de glisser...d’introduire...

ELISABETH : Pardon ! La voiture, bien.

FELIX : Tiens !...As-tu entendu ? Quelle visite peut nous venir à cette heure-ci ?...Et ce Baptistin ! Et ce....Je les chasse !...Comment !...Personne pour annoncer ! Et il faut que j’aille moi-même.

ELISABETH : Ce serait inutile, monsieur. Il n’y a personne dans la voiture qui vient de s’arrêter devant le portail, et il serait d’autant moins à propos de vous déranger, que j’ai, moi-même, une...petite confidence...à vous faire. Je crois de votre intérêt de m’accorder quelques instants...Toutefois je ne vous y contrains pas.

FELIX : Hein ?...Comment ?...Tu veux badiner ?

ELISABETH :

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