Le PaVé dans la mare

Accueil du site > Les pièces > LA LOCANDIERA

LA LOCANDIERA

Goldoni

jeudi 19 avril 2012

L’action se passe à FLORENCE, dans la "locanda" de Mirandoline


PREMIER ACTE

TABLEAU 1

Une salle de l’auberge que tient Mirandoline, la belle "locandiera". C’est le matin, et le Marquis de Forlipopoli et le Comte d’Albafiorita, deux beaux messieurs d’un âge certain, occupent, en se querellant, le temps qui les sépare de l’heure du déjeuner.

Le Marquis : Entre vous et moi, mon cher, il y a une certaine différence !

Le Comte : Quand il s’agit de payer sa note, mon cher, votre argent ne vaut pas plus que le mien !

Le Marquis : Il se peut, mon cher, mais si notre hotesse a des égards pour moi, c’est que je mérite plus que vous.

Le Comte  : Pour quelle raison, s’il vous plaît ?

Le Marquis : Parce que, mon cher, moi, je suis le Marquis de Forlipopoli !

Le Comte : Eh bien, moi, mon cher, je suis le Comte d’Albafiorita.

Le Marquis : Mais oui, vous êtes comte ! Votre titre vous a coûté assez gros !

Le Comte : J’ai acheté mon comté au moment même où vous vendiez votre marquisat !

Le Marquis : Oh, je vous en prie, mon cher ! Moi, je suis quelqu’un et l’on me doit le respect.

Le Comte : Qui songe à vous manquer de respect ? C’est vous même qui, en le prenant de trop haut...

Le Marquis : Moi, je suis descendu ici parce que j’aime l’hôtesse. Tout le monde le sait et j’exige que tout le monde respecte une jeune femme qui a l’honneur de me plaire.

Le Comte : Oh, voici, ma foi, qui est plaisant ! Voudriez-vous par hasard m’interdire d’aimer Mirandoline ? Pourquoi donc croyez-vous que je suis à Florence ? Pourquoi donc croyez-vous que je suis descendu dans cette auberge ?

Le Marquis : Peu importe ! Vous n’arriverez à rien !

Le Comte : Moi, je n’arriverai à rien, tandis que vous ?...

Le Marquis : Tout juste ! Je suis quelqu’un moi ! Et Mirandoline a besoin de ma protection.

Le Comte : Mirandoline a besoin d’argent et non de protection.

Le Marquis : L’argent ! Cela court les rues, l’argent !

Le Comte : Moi, Monsieur le Marquis, je dépense un sequin par jour et je fais sans cesse des cadeaux à Mirandoline.

Le Marquis : Et moi, ce que je fais, je ne le dis pas !

Le Comte : Vous ne le dites pas mais vous vous arrangez pour que tout le monde le sache.

Le Marquis : On ne sait pas tout !

Le Comte : Mais si, mon cher, on le sait ! Les domestiques sont là pour le répéter. Et c’est ainsi que l’on sait que vous ne dépensez jamais plus de trois pauvres petits paoli par jour !

Le Marquis : A propos de domestiques, ce valet qui a nom Fabrice ne me revient guère. Il me semble que notre hôtesse le regarde d’un assez bon oeil.

Le Comte : Il se peut qu’elle songe à l’épouser. Et ce ne serait pas maladroit de sa part. Il y a six mois que son père est mort et une jeune femme seule à la tête d’une auberge, risque souvent de se trouver dans des situations embarassantes. Quand à moi, si elle se marie, je lui ai promis trois cent écus !

Le Marquis : Si jamais elle se marie, elle aura ma protection et, en outre...Eh bien, je sais ce que je ferai en outre.

Le Comte : Ecoutez, mon cher, agissons en bonne amitié. Donnons-lui chacun trois cent écus.

Le Marquis : Moi, ce que je fais, je le fais en secret et je ne m’en vante pas. Je suis ainsi, moi ! (Appelant :) Holà, quelqu’un !

Le Comte, à part : Ca n’a plus un sou et c’est plus orgueilleux qu’un doge !...

Fabrice, entrant, au Marquis : Monsieur désire ?

Le Marquis : Monsieur ?! Qui t’a enseigné les bonnes manières ?

Fabrice : Que Monsieur me pardonne si je me suis permis d’appeler Monsieur Monsieur !

Le Comte, à Fabrice : Eh bien, Fabrice, comment va votre charmante patronne ?

Fabrice : Elle va bien, Illustrissime.

Le Marquis : Elle est levée ?

Fabrice : Oui, Illustrissime !

Le Marquis : Ane bâté !

Fabrice : Pourquoi cela, Illustrissime Monsieur ?

Le Marquis : A qui en as-tu avec ton Illustissime ?

Fabrice : C’est le titre que je viens également de donner à Monsieur le Comte !

Le Marquis : Entre lui et moi, il y a une certaine différence.

Le Comte : Vous entendez, Fabrice ?

Fabrice, bas, au Comte : Il dit vrai, Monsieur le Comte. Je m’aperçois de la différence quand je fais ma caisse.

Le Marquis : Dis à ta patronne qu’elle viennent me trouver : j’ai à lui parler.

Fabrice : Je vais le lui dire, Excellence ! Je ne me suis pas trompé cette fois, hein, Excellence ?

Le Marquis : Cela peut aller ! Il y a trois mois que tu sais comment on doit m’appeler, mais tu es un impertinent !

Fabrice : Je suis aux ordres de votre Excellence !

Le Comte : Fabrice, veux tu voir la différence qu’il y a entre le Marquis et moi ?

Le Marquis : Comment cela ?

Le Comte : Tiens Fabrice, te voilà un sequin ! Tâche qu’il t’en donne un également.

Fabrice : Merci, Illustrissime !... (Au Marquis :)Excellence....

Le Marquis : Moi, je ne jette pas mon argent par les fenêtres comme certains fous ! Va-t-en !

Fabrice : Le ciel vous bénisse, illustrissime Monsieur le Comte ! (Au Marquis :)Excellence !

Le Marquis : Va, te dis-je !

Fabrice, à part  : Celui-là, il serait grand temps qu’il apprît que, lorsqu’on voyage, ce ne sont pas des titres qu’il faut pour se faire respecter, mais des gros sous ! Il sort.

Le Marquis, au Comte : Vous pensez peut-être m’écraser avec vos largesses, mais vous vous trompez ! Mon rang, Monsieur, vaut toute vos pièces de monnaie !

Le Comte : Oh, vous savez, mes pièces de monnaie n’ont de valeur pour moi que parce que je peux les dépenser !

Le Marquis : Eh bien, dépensez-les à tour de bras ! De toute manière, Mirandoline ne fait pas le moindre cas de vous !

Le Comte : Vous croyez donc que votre titre ronflant l’impressionne ! Non, ce qu’il lui faut, c’est de l’argent !

Le Marquis De l’argent,...Ce qu’il lui faut, c’est la protection de quelqu’un comme moi ! De quelqu’un qui puisse, le cas échéant, lui rendre un service.

Le Comte : Oui, de quelqu’un qui puisse, le cas échéant, lui prêter cent doublons.

Le Marquis : Une femme a besoin de se faire respecter !

Le Comte : Quand l’argent ne fait pas défaut, tout le monde vous respecte.

Le Marquis : Vous ne savez pas ce que vous dites, mon cher !

Le Comte : Je la sais mieux que vous, mon cher !

Le Chevalier de Ripafratta sort de sa chambre et vient à eux.

Le Chevalier : Mes amis, pourquoi ce bruit ? Seriez-vous en désaccord ?

Le Comte : Un peu, mon cher Chevalier. Nous disputions sur un point d’importance.

Le Marquis, ironique : Monsieur le Comte disputait avec moi sur les mérites de la noblesse.

Le Comte : Je ne conteste pas les mérites de la noblesse, mais je soutiens que, pour passer des caprices, il faut de l’argent.

Le Chevalier : Ma foi, mon cher Marquis....

Le Marquis : Allons, parlons d’autre chose...

Le Chevalier : Mais qu’est-ce qui vous a amenés à vous quereller de la sorte ?

Le Comte : Le motif le plus ridicule du monde !

Le Marquis : Bravo, bravo ! Le Comte tourne tout au ridicule !

Le Comte : Monsieur le Marquis aime notre hôtesse. Moi, je l’aime encore plus que lui. Il prétend être payé de retour, comme un tribut à sa noblesse. Moi, j’espère l’être, en récompense de mes attentions. Ne vous semble-t-il pas que la question soit ridicule ?

Le Marquis : Il faut savoir avec quelle ardeur je protège Mirandoline.

Le Comte : Il la protège et, moi, je dépense !

Le Chevalier : Ma foi, il n’est pas de chose qui mérite moins que l’on se dispute pour elle. C’est une femme qui vous oppose, qui vous bouleverse ? Une femme ! Que ne faut-il pas entendre ? Il n’y a certes pas de danger que je me querelle jamais avec quelqu’un à propos d’une femme ! moi, Messieurs, je n’ai jamais aimé les femmes, je ne les ai jamais estimées et je soutiens hautement que la femme est pour l’homme une insupportable infirmité.

Le Marquis : Chevalier, Mirandoline est une femme exceptionnelle.

Le Comte : Jusque-là, Monsieur le Marquis a raison. L’exquise patronne de cette auberge est vraiment adorable.

Le Marquis : Puisque je l’aime, moi, vous pouvez être sûr qu’il y a en elle quelque chose de grand.

Le Chevalier : Ma foi, vous me faites rire ! Que peut-elle donc avoir de si extraordinaire et qui ne soit pas commun aux autres femmes ?

Le Marquis : Elle a un je ne sais quoi de noble qui vous enchaîne !

Le Comte : Elle est belle, elle s’exprime bien, elle s’habille avec élégance et elle a le meilleur goût du monde !

Le Chevallier : Toutes choses qui ne valent pas tripette. Il y a trois jours que je suis ici et elle ne m’a pas produit le moindre effet.

Le Comte : Regardez-la mieux et peut-être ne le regretterez-vous pas !

Le Chevalier : Que racontez-vous là ? Je l’ai suffisamment regardée pour savoir que c’est une femme comme les autres !

Le Marquis : Non, elle n’est pas comme les autres, elle a quelque chose de plus. Moi qui ai fréquenté les plus grandes dames, je n’en ai jamais trouvé une seule qui sût, comme elle, unir le charme et la bienséance.

Le Comte : Par la barbe de Bacchus ! J’ai l’habitude des femmes, j’en connais les défauts et les faiblesses, mais celle-ci, malgré une cour assidue et malgré toutes les dépenses que j’ai faites pour elle, je n’ai même pas pu lui caresser le petit doigt.

Le Chevalier : Rouerie, rouerie suprême ! Pauvres nigauds que vous êtes, vous vous y êtes laissés prendre, n’est-ce pas ? Mais avec moi, cela ne marcherait pas ! Au diable les femmes, au diable, toutes autant qu’elles sont !

Le Comte : Vous n’avez donc jamais été amoureux ?

Le Chevalier : Jamais, et je ne le serai jamais ! On a fait des pieds et des mains pour me marier, mais je m’y suis toujours refusé.

Le Marquis : Vous voulez donc que votre nom s’éteigne avec vous ?

Le Chevalier : Non, je ne voudrais pas, et c’est une chose à laquelle j’ai songé plus d’une fois, mais lorsque je considère que, pour avoir des héritiers, il me faudrait souffrir une femme, l’envie m’en passe aussitôt.

Le Comte : Qu’allez-vous faire de votre fortune ?

Le Chevalier : En jouir avec mes amis !

Le Marquis : Bravo, Chevalier, bravo ! Et je saisis l’occasion pour vous répéter combien votre amitié m’honore.

Le Comte : Et les femmes n’auront rien ?

Le Chevalier : Absolument rien ! Même pas les miettes, je vous le garantis !

Le Comte : Voici notre hôtesse...Observez-la bien et dites-moi si elle n’est pas adorable !

Le Chevalier : Je préférerais mille fois observer le plus médiocre des chiens de chasse !

Le Marquis : Si vous êtes incapable d’admirer la beauté moi, je ne le suis point !

Le Chevalier : Fût-elle mille fois plus belle que Vénus je vous la laisserais encore !

Mirandoline, entrant : Je salue humblement vos seigneureries ! Quel est celui de ces messieurs qui m’a demandée ?

Le Marquis : C’est moi qui ai souhaité votre présence, mais pas ici !

Mirandoline : Où donc votre excellence la souhaite-t-elle

Le Marquis : Dans ma chambre.

Mirandoline : Dans la chambre de votre excellence ? Mais si votre excellence a besoin de quelque chose, Fabrice est à sa disposition.

Le Marquis, au Chevalier : Chevalier, que dites-vous de cette réserve ?

Le Chevalier, au Marquis : Ce que vous nommez réserve, moi, je la nommerais plutôt effronterie et impertinence.

Le Comte : Chère Mirandoline, moi, je vous parlerai en public, car je ne veux point vous donner le rérangement de venir dans ma chambre. Regardez ces boucles d’oreilles : vous plaisent-elles ?

Mirandoline : Elles sont fort belles.

Le Comte : Vous savez, ce sont des diamants.

Mirandoline : Oh, je l’avais bien vu ! Je m’y connais !

Le Comte : Elles sont à vous.

Le Chevalier, à mi-voix, au Comte : Cher ami, c’est du gaspillage !

Mirandoline : Pourquoi, Monsieur le Comte me donnerait-il ces boucles d’oreilles ?

Le Marquis : Beau cadeau vraiment ! Celles qu’elle a aux oreilles sont deux fois plus belles !

Le Comte : La monture de celles-ci n’est plus à la mode...Mirandoline, je vous prie de les accepter pour l’amour de moi !

Le Chevalier, à part : Quel insensé !

Mirandoline : Non, vraiment, Monsieur le Comte, je ne puis....

Le Comte : Vous me fâcherez si vous ne les prenez pas !

Mirandoline : Je ne sais que dire....

Le Comte : Je vous en prie, Mirandoline !

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0