Le PaVé dans la mare

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Les Jumeaux de Bergame

Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794)

jeudi 10 mars 2011

Qui ne connaît pas cette chanson ?

Plaisir d’amour

  • Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
  • Chagrin d’amour dure toute la vie.
  • J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie,
  • Elle me quitte et prend un autre amant.
  • Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
  • Chagrin d’amour dure toute la vie.
  • Tant que cette eau coulera doucement
  • Vers ce ruisseau qui borde la prairie,
  • Je t’aimerai, me répétait Sylvie ;
  • L’eau coule encor, elle a changé pourtant !
  • Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
  • Chagrin d’amour dure toute la vie.

mise en musique par Jean Paul Égide Martini. Elle a été écrite en 1784.


LA PIECE

PERSONNAGES :

  • ARLEQUIN.
  • ARLEQUIN CADET.
  • ROSETTE.
  • NÉRINE.

La scène est à Paris, dans une place publique où est la maison de Rosette. A la porte de cette maison doit être un banc de pierre.

SCÈNE PREMIÈRE.

 : ARLEQUIN, NÉRINE.

NÉRINE. : Je te suivrai partout.

ARLEQUIN. : Comme il vous plaira ; la rue est libre.

NÉRINE. : Je saurai ce que tu fais, et où tu vas.

ARLEQUIN. : Vous ne saurez rien ; car je vais rester ici à ne rien faire.

NÉRINE. : Mais dis-moi, je t’en supplie...

ARLEQUIN. : Quoi ?

NÉRINE. : Tu es bien sûr que je t’aime ?

ARLEQUIN. : Oui.

NÉRINE. : Et toi, m’aimes-tu ?

ARLEQUIN. : Non.

NÉRINE. : Et tu penses, perfide... ?

ARLEQUIN. : Un moment, mademoiselle Nérine : êtes-vous capable de m’écouter une minute de sang froid ?

NÉRINE. : Oui, oui ; parle, parle : je t’écoute ; je suis curieuse de savoir comment tu pourras t’excuser de cette indifférence, de cette froideur qui fait le malheur de ma vie ; comment tu pourras me persuader... Mais parle donc, je t’écoute tranquillement.

ARLEQUIN. : Je le vois bien ; mais votre tranquillité me fait peur.

NÉRINE. : Allons, explique-toi, justifie-toi ; parle-moi donc.

ARLEQUIN. : Soyez juste, mademoiselle Nérine : vous savez bien que de ma vie je ne vous ai parlé d’amour ; d’après cela...

NÉRINE, très vivement. : Tu ne m’en as jamais parlé, scélérat ! tu ne m’en as jamais parlé ! Te souvient-il des premiers temps que tu étais dans la maison ? Comme tu volais au devant de ce qui pouvait me plaire ! comme tu t’empressais de faire tout l’ouvrage que je devais partager ! Tu ne m’abordais jamais qu’avec cet air doux et tendre que tu prends si bien quand tu veux, monstre ; et tu n’appelles pas cela de l’amour ! Dis plutôt que j’ai cessé de te plaire ; dis-moi qu’une autre plus heureuse m’a enlevé ton cœur. Mais ne te flatte pas que l’on m’ôtera impunément mon bien : non, traître ; non, perfide ; je me vengerai, sois-en sûr ; je punirai ton mépris : et puisque l’amour le plus tendre n’a fait de toi qu’un ingrat, je mériterai ton indifférence en m’occupant de te haïr, comme je m’occupais de t’aimer.

ARLEQUIN. : Si vous m’écoutez toujours comme cela, jamais vous ne m’entendrez.

NÉRINE. : Mais parle donc ; défends-toi ; profite de ce moment de calme.

ARLEQUIN. : Vous savez bien, mademoiselle Nérine, qu’il y a six mois que j’entrai au service de vos maîtres.

NÉRINE. : Après, après, après.

ARLEQUIN. : En arrivant dans votre maison, je m’occupai de gagner l’amitié de tout le monde ; vous fûtes avec moi plus polie que personne, je fus plus honnête avec vous. Petit à petit, votre politesse est devenue de l’amour ; ce n’est pas ma faute : vous ne m’avez pas consulté ; car, si vous l’aviez fait, je vous aurais dit : Mademoiselle Nérine, je ne vaux pas la peine d’être aimé de vous ; je suis retenu.

NÉRINE. : Comment ! que veux-tu dire ? Et tu crois...

ARLEQUIN. : Continuons à causer paisiblement. Oui, Mademoiselle, j’en aime une autre ; je l’aimais avant de vous connaître : sans cela, peut-être auriez-vous eu la préférence. Vous voyez que je suis toujours poli ; devenez raisonnable, mademoiselle Nérine. Que diable ! je ne vous ai jamais fait de mal, moi ; pourquoi m’aimez-vous ?

NÉRINE, dans la dernière fureur. : Eh bien ! puisque tu le veux, puisque tu le désires, tu peux compter sur la haine la plus implacable. Dès aujourd’hui, je te défends de me parler, de me regarder, de jamais te trouver dans les lieux où je serai. Perfide ! je te prouverai que tu ne méritais pas une femme comme moi. Et ne t’imagine pas que tu pourras rire avec ta nouvelle maîtresse, et te moquer de mes chagrins : non, non ; je saurai me venger. (Elle lui fait faire le tour du théâtre.) Je découvrirai ma rivale, je vous poursuivrai tous les deux, j’allumerai ta jalousie et la sienne, je vous brouillerai, je vous rendrai malheureux l’un par l’autre, je ferai de votre ménage un enfer ; et ton tourment sera la seule occupation et le seul plaisir de ma vie. Adieu. (Elle sort.)

SCÈNE II.

ARLEQUIN, seul. : Cette femme-là a une manière de s’attendrir à laquelle je ne peux pas m’accoutumer ; je tremble comme la feuille toutes les fois qu’elle me parle de tendresse. Ah ! que Rosette est différente ! Quand je suis près d’elle, je ne tremble jamais de rien, que de ne pas lui plaire assez. Heureusement, je dois l’épouser demain : eh bien ! malgré notre mariage, je sens que j’aurai toujours cette frayeur-là. Mais la voici.

(Rosette sort de sa maison, avec une boîte à portrait à la main.)

SCÈNE III.

 : ROSETTE, ARLEQUIN.

ROSETTE. : Bonjour, mon ami ; je t’attendais avec impatience. Jamais je ne me suis tant ennuyée qu’aujourd’hui ; c’est sans doute parce que je dois t’épouser demain, et que 1a veille d’un beau jour est bien longue.

ARLEQUIN. : Je suis comme toi, ma bonne amie. J’ai beau écouter l’horloge à toutes les minutes, elle ne sonne que toutes les heures ; et quand nous sommes ensemble, cette drôlesse-là sonne les heures à toutes les minutes.

ROSETTE. : J’espère que notre mariage ne réglera pas cette horloge.

ARLEQUIN. : Que tiens-tu là ? Voyons, montre vite ; je suis pressé... Pour qui cela ?

ROSETTE. : C’est pour toi ; car c’est moi.

ARLEQUIN, regardant le portrait. : Comment ! Oui, c’est toi. (montrant le portrait) Tu es là ; (montrant Rosette) tu es là  ;(montrant son cœur) tu es ici : tu es partout. Je ne m’étonne plus si je te vois partout.

ROSETTE. : Mon ami, depuis longtemps je t’ai donné mon cœur ; aujourd’hui voilà mon portrait ; et demain je serai ta femme.

ARLEQUIN, regardant le portrait. : Qu’il est joli ! C’est un peintre qui a fait cela, ma bonne amie ; j’en suis fâché : il est sûrement amoureux de toi, ce peintre-là ; car il faut regarder quelqu’un pour le peindre. Oh ! c’est bien toi. (Il le baise.) Plus je l’embrasse, plus j’ai envie de t’embrasser... Mais non, je dois t’épouser demain ; je n’ai jamais volé personne, il ne faut pas commencer par moi. (Il veut mettre le portrait dans sa poche.)

ROSETTE. : Rends-moi ce portrait, mon ami ; le peintre m’a demandé d’y retoucher encore ; c’est l’affaire d’un moment : si tu veux venir avec moi, tu l’emporteras tout de suite.

ARLEQUIN, lui rendant le portrait. : Non ; il faut que je m’en aille, car mon maître m’attend pour que je lui rende ses clefs. Nous avons eu une querelle ensemble : il m’a refusé la permission de me marier ; je lui ai dit qu’il n’avait qu’à chercher un autre domestique. Il s’est emporté, et m’a mis à la porte sans vouloir me payer mes gages.

ROSETTE. : Sois tranquille ; je suis riche, et demain ma fortune et ma main seront à toi. Va finir tes affaires, et reviens chercher ce portrait avant la nuit.

ARLEQUIN. : Je n’y manquerai pas. Ce qui me fâche le plus de la colère de mon maître, c’est que je comptais lui donner à ma place mon frère jumeau qui est en Italie. Je lui ai écrit, dans cette intention, de venir tout de suite me joindre à Paris. Il arrivera un de ces matins, et je ne saurai comment le placer.

ROSETTE. : Nous aurons soin de lui, ne t’en inquiète pas.

ARLEQUIN. : Oh ! je suis bien sûr que mon frère te plaira. Il est charmant, toujours gai, toujours de bonne humeur ; et puis nous nous ressemblons si parfaitement, qu’il est très-difficile de nous distinguer. Tout bien réfléchi, je suis bien aise qu’il ne soit pas encore arrivé ; car tu aurais fort bien pu l’épouser à ma place, sans t’en douter.

ROSETTE. : Oh ! que non, mon ami : celui qu’on aime n’a point de jumeau. Mais tu oublies que ton maître t’attend.

ARLEQUIN. : A propos ; sûrement il m’attend : il faut que je m’en aille. Adieu, ma bonne amie. Tâche de faire dépêcher ce peintre. (Il s’en va.)

ROSETTE. : Oui, oui ; adieu.

ARLEQUIN, revient. : Ma bonne amie, n’oubliez pas que c’est aujourd’hui la veille de demain.

ROSETTE. : Sois tranquille, et va-t’en.

ARLEQUIN. : Oh ! je m’en vais : adieu. (Il revient.) Ma bonne amie, vous ne savez pas, j’ai une peur terrible de mourir avant d’être à demain. Si je mourais, cela romprait-il notre mariage ?

ROSETTE. : Si cela t’arrive, je te promets de mourir aussi. Es-tu content ?

ARLEQUIN. : Oh ! c’est trop : pourvu que je te voie me regretter, cela me suffit.

ROSETTE. : Mais veux-tu bien partir ?

ARLEQUIN. : Me voilà parti ; adieu, ma chère Rosette. (Il lui baise la main, et ôte son chapeau au portrait, en disant : ) Adieu, monsieur mon ami.

SCÈNE IV.

ROSETTE seule. : Comme il m’aime ! Comme je suis heureuse ! Allons vite faire achever ce portrait ; et puisqu’il perd à cause de moi tout ce que lui doit son maître, je mettrai dans la boîte tout l’argent dont je peux disposer. Le plaisir le plus vif de l’amour, c’est de donner à celui qu’on aime.

(Rosette sort ; et l’on entend derrière la scène Arlequin cadet chanter : on le voit paraître avec une guitare sur le dos.)

SCÈNE V.

ARLEQUIN CADET seul. (Il chante.)

  • Toujours joyeux, toujours content,
  • Je sais braver la misère ;
  • Pour la rendre plus légère
  • Je la supporte en chantant.
  • Souvent la vie est importune ;
  • J’ai mon fardeau, chacun le sien :
  • Ma gaîté, voilà ma fortune ;
  • Ma liberté, voilà mon bien.
  • D’un an de peine et de chagrin
  • Un court plaisir me dédommage ;
  • Quand je suis au bout du voyage,
  • Je ne songe plus au chemin.
  • Du sort je crains peu l’inconstance ;
  • Tantôt du mal, tantôt du bien ;
  • Travail, repos, plaisir, souffrance ;
  • Je ne refuse jamais rien.

J’ai beau chanter, je ne peux pas oublier que je meurs de faim. Mais il faut que mon frère soit fou : il m’écrit à Bergame de le venir joindre à Paris, et il oublie de me donner son adresse. J’ai déjà demandé à plus de cent personnes où demeure monsieur Arlequin, domestique ; ils me répondent tous par des éclats de rire. On aime beaucoup à rire dans ce pays-ci. Oh ! je rirai aussi, moi, mais quand j’aurai dîné. On a beau dire que l’on s’accoutume à tout, voilà plus de trois jours que j’ai faim, et je ne peux pas m’y accoutumer. Allons, du courage, peut-être ferai-je fortune ici : je montrerai l’italien ; je sais jouer de la guitare, voilà de quoi se pousser dans le monde. D’ailleurs, j’ai ouï dire qu’en France on préfère toujours quelqu’un de médiocre, quand il est étranger, à un homme de mérite qui n’est que du pays : je suis étranger ; je ferai fortune. En attendant, je voudrais bien trouver mon frère. Il me vient une idée : je vais frapper à toutes les portes que je verrai ; je finirai sûrement par trouver mon frère. Voyons, commençons par celle-ci. (Il frappe à la porte de Rosette ; Rosette vient derrière lui. )

SCÈNE VI.

-

ROSETTE, ARLEQUIN CADET.

ROSETTE. : Ne frappe pas si fort ; tiens, voilà mon portrait, il est achevé. ( Elle lui donne la boîte. ) Je n’ai pas le temps de causer avec toi ; la nuit vient, il faut que je rentre dans ma maison. Je t’attendrai demain à huit heures ; notre mariage sera pour neuf. Adieu, mon ami ; d’ici là, pense toujours à Rosette. (Elle rentre, et laisse Arlequin cadet stupéfait, avec la boîte à la main.)

SCÈNE VII.

ARLEQUIN CADET seul. : On m’avait bien dit que les demoiselles de Paris étaient fort prévenantes ; mais, par ma foi, je n’aurais jamais cru que ce fût à ce point-là. (Il regarde le portrait.) Elle est jolie mademoiselle Rosette ! Mais cette boîte me semble bien lourde... (Il l’ouvre. ) Des louis d’or ! Elle est charmante, mademoiselle Rosette ! La fortune ne m’a pas fait attendre long-temps dans ce pays-ci. A peine débarqué, je trouve une jolie fille et de l’argent. (Il compte les louis d’or.) Un, deux, trois, cinq... Plus j’y pense, plus je la trouve aimable ; dix, neuf, sept... Oh ! mon cœur est pour jamais à mademoiselle Rosette !

(Ici Nérine arrive, et vient doucement derrière Arlequin cadet, en l’écoutant parler : celui-ci, après avoir remis l’argent dans la boîte, s’adresse au portrait. )

SCÈNE VIII.

-

ARLEQUIN CADET, NÉRINE.

ARLEQUIN CADET. : Oui, charmante Rosette, de toute mon âme je vous épouserai demain ; je vous aimerai, qui plus est : vous avez des manières si séduisantes, que jamais... (Nérine lui arrache la boîte avec fureur. )

NÉRINE. : Enfin je te connais, monstre !

ARLEQUIN CADET. : Bon !

NÉRINE. : Je connais ma rivale. C’est donc Rosette que tu me préfères ? C’est Rosette que tu épouses demain.

ARLEQUIN CADET, à part. : Tenez ! l’on sait déjà mon mariage. (Haut.) Oui, Mademoiselle : est-ce une raison pour me prendre mon bien ?

NÉRINE. : Ton bien, ton bien, scélérat !... Je ne sais qui me tient que je ne t’arrache les yeux. Perfide ! ton bien était le cœur de Nérine, qui t’adorait, qui n’aimait que toi, dont la félicité dépendait de toi seul ! Ingrat ! tu le méprises, tu comptes pour rien mon amour, mes larmes, mon désespoir ! Rien ne m’arrête plus ; il est temps de venger mes injures. (Elle le prend à la gorge, et le secoue rudement. ) Il est temps d’étouffer le sentiment qui m’a retenue jusqu’ici. Tu te repentiras de m’avoir trahie, tu gémiras de m’avoir perdue ; je veux te voir à mes genoux, me demander pardon, pleurer, mourir de douleur, et je n’en serai que plus inflexible.Elle le jette contre une coulisse et sort.

SCÈNE IX.

ARLEQUIN CADET seul. : Eh bien ! elle emporte la boîte... Oh eh, Mademoiselle ! oh eh, rendez au moins les louis d’or !... Elle ne m’écoute pas : courons après, et tâchons de rattraper mon argent. C’est un singulier pays que celui-ci ! On vous donne d’une main, et l’on vous reprend de l’autre. (Il sort. Arlequin arrive du côté opposé. )

SCÈNE X.

ARLEQUIN seul. : Grâce au ciel, me voilà libre, et je n’aurai plus à obéir qu’à ma chère Rosette. Ah ! que c’est différent d’avoir un maître ou une maîtresse ! Cela ne devrait pas s’appeler de même... Frappons à sa porte. (Il frappe.)

SCÈNE XI

-

ARLEQUIN, ROSETTE,

à la fenêtre.

ROSETTE. : Qui est là ?

ARLEQUIN. : C’est moi.

ROSETTE. : Que veux-tu ?

ARLEQUIN. : Belle demande ! le portrait.

ROSETTE. : Quel portrait ?

ARLEQUIN. : Comment, quel portrait ! Le tien. Y en a-t-il deux dans le monde ?

ROSETTE. : Tu l’as dans ta poche.

ARLEQUIN. : Je l’ai dans ma poche ! et qui l’y aurait mis ? (II se fouille.)

ROSETTE. : C’est toi ; je te l’ai donné, il n’y a pas un quart d’heure.

ARLEQUIN. : Tu me l’as donné ?

ROSETTE. : Sans doute.

ARLEQUIN. : A moi ?

ROSETTE. : A toi-même ; l’as-tu déjà oublié ?

ARLEQUIN. : Écoutez, ma bonne amie, c’est sûrement moi qui ai tort ; car il est impossible que vous n’ayez pas raison : mais on ne s’entend jamais bien à cinq ou six toises l’un de l’autre ; faites-moi le plaisir de descendre ; je vous en prie.

ROSETTE. : Très volontiers ; ce ne sera pas pour longtemps, car voilà la nuit. (Elle descend.)

ARLEQUIN, à part. : Que veut-elle dire ? Je sais fort bien que je n’ai pas plus de mémoire qu’un lièvre ; mais je n’oublie jamais ce qu’on me donne.

ROSETTE. : Eh bien ! me voilà : que veux-tu ?

ARLEQUIN. : Je veux votre portrait : vous me l’avez promis ; il faut tenir sa parole.

ROSETTE. : Mais elle est acquittée, ma parole ; et tu sais bien...

ARLEQUIN. : Allons, allons, mademoiselle Rosette, finissons cette plaisanterie ; je n’aime point du tout qu’on badine sur ces choses-là. Quand on est amoureux tout de bon, ce n’est pas pour rire, Mademoiselle.

ROSETTE. : Quoi ! sérieusement, tu veux me soutenir que je ne t’ai pas donné mon portrait ?

ARLEQUIN. : Non, sans doute, vous ne me l’avez pas donné ; vous m’avez dit de le venir reprendre avant la nuit, et je ne vous ai pas revue depuis ce moment.

ROSETTE. : Arlequin !...

ARLEQUIN. : Après ?

ROSETTE. : Avez-vous envie de me fâcher ?

ARLEQUIN. : Comment pourrais-tu le croire ? Tu sais bien que j’en ai tremblé toute ma vie.

ROSETTE. : Eh bien ! mon ami, finissons : songe à ce que tu m’as dit si souvent, que jamais il n’y aurait de querelle dans notre ménage : voudrais-tu manquer à ta promesse dès la veille ? Je ne l’ai pas mérité ; j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu faire : tu désirais mon portrait, je te l’ai donné avec autant de plaisir que tu m’en as marqué en le recevant. Tu l’as, garde-le : n’en parlons plus, et je te souhaite le bonsoir. ( Elle veut s’en aller, Arlequin la retient. )

ARLEQUIN. : Ma bonne amie...

ROSETTE. : Hé bien ?

ARLEQUIN. : Il est possible que l’amour, le bonheur de vous épouser demain, me troublent la cervelle : si cela est, vous devez avoir pitié du mal que vous m’avez fait. Redites-moi donc, par amitié, par complaisance, dans quel endroit, quand et comment vous avez eu tant de plaisir à me donner ce portrait ?

ROSETTE. : Ici, il n’y a pas un quart d’heure : je revenais de chez le peintre, je t’ai trouvé frappant à ma porte ; je t’ai...

ARLEQUIN. : Moi, je frappais à votre porte ?

ROSETTE. : Sans doute. Je t’ai donné la boîte où était le portrait ; et comme tu m’avais dit que ton maître te refusait ce qu’il te doit, j’ai mis dans la boîte le peu d’argent que je possédais.

ARLEQUIN. : Comment ! vous avez mis de l’argent dans la boîte ?

ROSETTE.. : Oui, mon ami : en serais-tu fâché ?

ARLEQUIN. : Ni fâché, ni bien aise ; cela ne fait rien à la ressemblance. Ensuite ?

ROSETTE. : Ensuite ! voilà tout.

ARLEQUIN. : Et tout cela est vrai ?

ROSETTE, émue. : Comment ! si cela est vrai !

ARLEQUIN. : Et où l’ai-je mise cette boîte ?

ROSETTE. : Je l’ai laissée dans vos mains. Auriez-vous le projet de rompre avec moi, en me niant tout ce que je viens de dire ?

ARLEQUIN, cherchant dans sa poche. : Oh ! non, ma bonne amie : oh ! mon dieu, non. Je t’aime trop pour ne pas te croire plus que je ne me crois moi-même. C’est singulier, voilà tout.

ROSETTE, plus émue. : Quoi ! vous ne vous souvenez-pas...

ARLEQUIN, cherchant toujours dans ses poches. : Si fait, si fait, ma bonne amie, je m’en ressouviens à présent, je m’en ressouviens à merveille. Je vous remercie de votre complaisance, et (il soupire) du portrait que vous m’avez donné : je ne le perdrai pas, c’est bien sûr.

ROSETTE. : En vérité, mon ami, je crois que ta tête est un peu troublée : mais cela ne peut me déplaire, et je souhaite de ne te voir jamais plus sage. Adieu, mon ami ; il fait nuit tout à fait, je me retire. A demain ; tu ne l’oublieras pas, j’espère ?

ARLEQUIN. : Non, sans doute ; et je vous réponds de ne pas me faire attendre. (Rosette rentre chez elle. Il fait nuit tout-à-fait.)

SCÈNE XII.

ARLEQUIN seul. : Il est clair que le diable se mêle de mes affaires, et que c’est lui qui m’a escamoté le portrait. Or, comme il pourrait fort bien m’escamoter aussi Rosette, je vais me coucher à sa porte, et attendre le bienheureux jour de demain. Je ne bouge pas d’ici (Il s’assied à la porte de Rosette) ; je ne ferme pas l’œil de toute la nuit : je vais garder ma maîtresse, comme j’aurais dû garder son portrait, et nous verrons qui sera le plus fin du diable ou de l’amour.

SCÈNE XIII.

-

ARLEQUIN, ARLEQUIN CADET.

ARLEQUIN CADET, se croyant seul. : Je n’ai jamais pu rejoindre cette voleuse : elle ne sait pas sûrement le cruel embarras où elle me met. Que deviendrai-je ? Il fait nuit, et je n’ai pas le sou. Si mademoiselle Rosette n’a pitié de moi, il faudra coucher dans la rue.

ARLEQUIN, à part. : J’entends parler de Rosette.

ARLEQUIN CADET. : J’ai envie d’essayer une petite sérénade, cela engagera peut-être mademoiselle Rosette à m’ouvrir sa porte. En conscience, elle peut bien me donner à souper la veille de notre mariage. Voyons. (Il prépare sa guitare.)

ARLEQUIN, se levant. : Que dit-il donc de mariage ?

ARLEQUIN CADET. : Avec tout cela, cette voleuse m’a paru gentille ; sa colère m’aurait gagné le cœur, si elle ne m’avait pas pris mes louis d’or. Oh ! Rosette vaut mieux ; elle donne au lieu de prendre. Allons, chantons-lui quelque joli couplet : quand on veut plaire, et qu’on n’a pas beaucoup d’amour, il faut tâcher d’avoir un peu d’esprit. (Il accorde sa guitare.)

ARLEQUIN, aiguisant sa batte sur la terre. : J’accorde aussi ma guitare, moi.

ARLEQUIN CADET, s’asseyant sur le banc de pierre, et chantant.-* Daigne écouter l’amant fidèle et tendre

  • Qui vient encore te parler de ses feux ;
  • Lorsqu’il ne peut ni te voir ni t’entendre,
  • 
En te chantant il est moins malheureux.

SCÈNE XIV.

-

ARLEQUIN, ARLEQUIN CADET, ROSETTE

à la fenêtre.

ROSETTE, à voix basse. : Est-ce toi, mon ami ?

ARLEQUIN CADET. : Oui, c’est moi.

ARLEQUIN, à part. : Comment ! elle lui parle !

ROSETTE. : Je t’écoute avec un plaisir...

ARLEQUIN CADET. : Oh ! je ne te rendrai jamais celui que m’a fait ton portrait.

ARLEQUIN, à part. : Son portrait !

ARLEQUIN CADET, chantant.

  • A chaque instant je veux revoir ce gage
  • Qui me promet d’éternelles amours ;
  • J’ai beau sentir dans mon cœur ton image,
  • Mes yeux jaloux la désirent toujours.

ARLEQUIN, à part. : J’ai bien envie de frotter les oreilles à ce chanteur-là.

ARLEQUIN CADET, à Rosette. : Que dis-tu ?

ROSETTE. : Je ne dis rien, mon cher ami ; j’écoute.

ARLEQUIN, à part. : Ah ! la perfide ! J’étoufferai, je crois, s’il dit encore un couplet.

ARLEQUIN CADET, à Rosette. : Tu demandes encore un couplet ? (il chante.)

  • Pourquoi veux-tu que ma bouche répète
  • Le doux serment dont mon cœur est lié ?
  • Regarde-toi, ma charmante Rosette,
  • Et tu verras s’il peut être oublié.

ARLEQUIN, à part. : Ce drôle-là me fera mourir de chagrin ; mais je ne mourrai pas sans m’être vengé. (Il donne des coups de batte à son frère.) Voici ma musique, à moi.

ROSETTE, à la fenêtre. : O ciel ! courons à son secours.

SCÈNE XV.

-

ARLEQUIN, ROSETTE.

ARLEQUIN. : Je voudrais bien savoir comment elle pourra s’excuser de tout ce que je viens d’entendre.

ROSETTE, à tâtons. : Mon cher ami, où es-tu ? N’es-tu pas blessé ? Parle vite.

ARLEQUIN. : Oui, oui, je suis blessé, et cruellement blessé. La voilà donc, cette Rosette dont j’étais si sûr ! la veille de son mariage, elle trahit son mari... Allez, je vous connais à présent, et je ne vous aime plus. Oh ! je sais bien que j’en mourrai d’avoir prononcé ce mot-là, mais je vous le dirai cent fois pour mourir plus vite : je ne vous aime plus, je ne vous aime plus, je ne vous aime plus...

ROSETTE. : Je te supplie de me répondre. Que peux-tu donc me reprocher ?

ARLEQUIN. : Ah ! ce n’est qu’à ceux que l’on estime encore que l’on fait des reproches ; et je n’ai rien à vous reprocher. Adieu. (Il s’éloigne ; dans le moment Nérine paraît. )

SCÈNE XVI.

-

ARLEQUIN, ROSETTE, NÉRINE.

NÉRINE, à part. : J’entends la voix de mon traître : assurons-nous de sa perfidie.

ROSETTE, qui a seule entendu ces derniers mots. : Mais que parles-tu de perfidie ? Arlequin, mon cher Arlequin, écoute-moi. (Ici Arlequin cadet, qui s’était enfui, arrive ; entendant les derniers mots de Rosette, il va du côté de Nérine.)

SCÈNE XVII.

-

ARLEQUIN, ARLEQUIN CADET, NÉRINE, ROSETTE.

ARLEQUIN CADET, à Nérine, qu’il prend pour Rosette. : Me voici : puis-je te parler ?

ARLEQUIN, prenant la voix de son frère pour celle de Rosette. : Vous parlerez tant qu’il vous plaira, rien ne peut vous justifier.

ROSETTE. : Je suis au désespoir.

ARLEQUIN CADET, à Nérine, qu’il trouve toujours près de lui. : Pourquoi cela, ma chère Rosette ?

NÉRINE, à part. : J’ai peine à contenir ma fureur.

ARLEQUIN CADET, à Nérine. : Tu es trop bonne d’être en colère : ce qui m’est arrivé n’est rien : ils étaient cinq ou six contre moi ; sans cela je les aurais frottés d’importance.

ROSETTE, l’entendant. : Mais où es-tu donc ?

ARLEQUIN CADET. : Je suis ici.

ARLEQUIN, à part. : Qui est-ce donc que j’entends ?

ARLEQUIN CADET, à Rosette. : C’est moi que tu entends.

ROSETTE, prenant sa main. : Est-ce toi ?

ARLEQUIN CADET. : Oui, c’est moi.

NÉRINE, le saisissant. : Oh ! je te tiens ; tu ne m’échapperas pas. (Arlequin cadet se trouve entre Rosette et Nérine.)

ARLEQUIN, s’en allant dans la maison de Rosette. : Tâchons de nous éclaircir.

SCÈNE XVIII.

-

NÉRINE, ARLEQUIN CADET, ROSETTE.

ROSETTE. : Eh quoi ! tu me trahissais ?

NÉRINE. : Tu croyais donc me tromper, scélérat !

ARLEQUIN CADET. : Le diable m’emporte si je sais un mot de ce que vous me voulez ! Au nom du ciel, mademoiselle Rosette, ne vous en allez pas ; et vous, esprit, diable, lutin invisible, ne me serrez pas si fort, car j’étrangle.

NÉRINE. : Point de grâce, perfide !

SCÈNE XIX.

-

ARLEQUIN CADET, NÉRINE, ROSETTE, ARLEQUIN,

apportant de la lumière.

ARLEQUIN. : Quoi ! c’est mon frère de Bergame !

NÉRINE. : Comment ! ils sont deux ! Tant mieux.

ARLEQUIN CADET, courant embrasser son frère. : Ah ! mon cher frère, c’est toi ! (Ils s’embrassent.)

ARLEQUIN. : Mon cher ami, je suis fort aise de te revoir, quoique vous ne vous conduisiez pas en trop bon frère.

ROSETTE. : Quelle ressemblance ! Mais mon cœur n’en est pas la dupe. (Elle prend la main de l’aîné.)

ARLEQUIN. : Il l’a été cependant ; car vous lui avez donné votre portrait.

ARLEQUIN CADET. : Mademoiselle Nérine sait bien ce qu’il est devenu. Écoutez, Mademoiselle, j’ignore si mon frère a des torts envers vous ; mais il est sûr que je ne suis ici que d’aujourd’hui. Comme j’arrivais, mademoiselle Rosette est venue très poliment me donner son portrait et de l’argent : l’instant d’après, vous êtes venue m’arracher l’un et l’autre, et vous avez disparu comme un éclair, en me reprochant que j’étais insensible à votre amour, tandis que j’aurais donné tous les trésors du monde pour avoir le plaisir de vous voir un moment de plus.

ARLEQUIN. : D’après ce qu’il vous dit, Mademoiselle, il me semble que vous pourriez troquer ce portrait-là contre l’original du mien. (Il montre son frère. )

NÉRINE. : Vous m’avez appris qu’il faut se connaître avant de s’aimer.

ARLEQUIN CADET. : Voyez mon étourderie ! avec vous, j’ai commencé par la fin. D’ailleurs, vous connaissez mon frère ; c’est tout comme si vous me connaissiez : vous voyez que je lui ressemble trait pour trait. La seule différence qu’il y ait entre nous deux, c’est que je suis le cadet ; et si vous aviez la bonté de m’aimer, je me croirais l’aîné de la famille.

ARLEQUIN. : Allons, mademoiselle Nérine, il dépend de vous seule que nous soyons tous les quatre heureux.

ARLEQUIN CADET. : Hé bien ?

NÉRINE. : Eh bien ! je vois qu’il faut d’abord lui rendre son portrait, et puis nous verrons s’il faudra vous donner le mien.

ARLEQUIN. : Mes amis, nous voilà tous contents ; aimons-nous bien : mais si vous m’en croyez, n’habitons pas dans la même maison ; il pourrait arriver des méprises de plus grande conséquence que celle d’aujourd’hui.

VAUDEVILLE.

ARLEQUIN CADET, à Nérine.

  • La foi que vous m’avez promise
  • Ne la dois-je qu’à votre erreur ?
  • Trop souvent c’est une méprise,
  • Lorsque l’on croit être au bonheur.
  • Dissipez ma frayeur extrême
  • En me promettant de nouveau
  • Que vous m’aimerez pour moi-même,
  • Et non pas comme son jumeau.

NÉRINE.

  • Éloignez de vaines alarmes,
  • L’hymen unira nos deux cœurs :
  • D’un rival vous avez les charmes,
  • Mais vous n’aurez pas ses rigueurs.
  • Pour fixer mon âme incertaine,
  • L’Amour me prête son flambeau ;
  • A l’aimer je perdis ma peine :
  • Vous ne serez pas son jumeau.

ARLEQUIN, à Rosette.

  • Souviens-toi bien de l’imposture
  • Qui pensa faire mon malheur :
  • En amour la moindre piqûre
  • Blesse profondément le cœur.
  • Si jamais un amant fidèle,
  • Brûlant d’un feu toujours nouveau,
  • Te jure une ardeur éternelle,
  • Prends-y garde, c’est mon jumeau.

ROSETTE, à Arlequin cadet.

  • Mon ami, devenez mon frère,
  • L’amitié vaut bien les amours ;
  • Et si votre sœur vous est chère,
  • Je vous reconnaîtrai toujours.

(à Arlequin.)

  • Je devais me laisser surprendre,
  • L’Amour n’a-t-il pas un bandeau ?
  • Si mon cœur a pu se méprendre,
  • Ce n’était qu’avec ton jumeau.

FIN DES JUMEAUX DE BERGAME.


Jean-Pierre CLARIS de FLORIAN (1755-1794)

Auteur dramatique, romancier, poète, fabuliste

Biographie

  • Né dans les Cévennes, le 6 mars 1755.
  • Officier de dragons, il était un des familiers du château de Sceaux et le neveu et protégé de Voltaire qui était allié de sa famille. Auteur dramatique, romancier, poète, fabuliste, il fut lauréat de l’Académie. Il y remplaça, le 6 mars 1788, le cardinal de Luynes et fut reçu le 14 mai 1788 par Michel-Jean Sedaine. Banni de Paris pendant la Révolution, il fut emprisonné sous la Terreur et relâché au 9 thermidor ; il mourut des souffrances endurées pendant sa détention, une année après, âgé de trente-neuf ans. Il a laissé des Fables, les meilleures après celles de La Fontaine, quelques pièces de théâtre et des pastorales, plus une traduction un peu trop libre de Cervantès.
  • Mort le 12 septembre 1794.

Réception de M. de Florian à l’Académie Française

  • DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
  • le mercredi 14 mai 1788
  • PARIS PALAIS DU LOUVRE
  • Élu en 1788 au fauteuil 29
  • Prédécesseur : Paul d’ALBERT de LUYNES
  • Successeur : Jean-François CAILHAVA

M. de FLORIAN ayant été élu par Messieurs de l’Académie française à la place de M. le cardinal de LUYNES, y vint prendre séance le mercredi 14 mai 1788, et prononça le discours qui suit :

Messieurs,

Si l’honneur d’être admis parmi vous pénètre de reconnoissance l’Écrivain qui peut vous offrir les plus beaux titres de gloire, quels sentimens ne doit pas éprouver celui qui, jeune encore, se trouve assis au milieu de ses maîtres ? Les illusions de l’amour-propre seroient peut-être pardonnables dans ce jour, mais elles ne m’éblouissent point ; ma sensibilité m’en garantit. Je perdrois trop de mon bonheur en imaginant le devoir à moi-même ; & mon cœur jouit mieux d’un bienfait, que ma vanité ne pourroit jouir d’un triomphe.

Non, Messieurs, mes foibles essais n’auroient pas suffi pour me concilier vos suffrages ; mais ils étoient soutenus par l’intérêt dont m’honore le Prince que vous révérez tous ; celui que soixante ans d’une vie pure & sans tache ont rendu l’objet de la vénération publique ; dont le nom, tant de fois béni par le pauvre, n’a jamais été prononcé que pour rappeler une bonne action ; qui, né dans le sein des grandeurs, comblé de tous les dons de la fortune, ignore s’il est d’autres jouissances que celle d’être bienfaisant ; celui dont l’aimable modestie souffre dans ce moment de m’entendre révéler ses secrets, & qui aura peine à me pardonner la douce émotion que je vous cause ; il a daigné solliciter pour moi : son rang n’auroit pas captivé vos ames fières & libres, mais ses vertus avoient tout pouvoir sur vos cœurs vertueux & sensibles.

Au défit de lui complaire en m’adoptant, s’est joint sans doute le motif de donner aux jeunes Littérateurs plus d’émulation & de courage. Vous avez voulu que je pusse leur dire : travaillez, le prix vous attend ; consacrez à l’étude ce temps précieux de la jeunesse, perdu trop souvent dans de vaines erreurs ; vous y trouverez des jouissances pures ; vous éviterez des repentirs amers. En méditant sur la vertu, en cherchant toujours à la peindre ; votre cœur, épris pour elle, s’enflammera du désir de pratiquer vos propres leçons. Votre talent prendra bientôt une nouvelle énergie (car le talent s’élève avec l’ame) ; vous deviendrez à la fois meilleurs, plus instruits, plus heureux. L’estime publique récompensera vos mœurs ; & vos juges, qui compteront vos efforts & non vos années, s’empresseront de récompenser vos plaisirs.

En effet, si l’amour du travail rend heureux dans tous les pages, il est sur-tout utile dans la jeunesse. C’est lorsque les passions fougueuses luttent sans cesse contre une raison foible ; lorsque le cœur sans défense, & ouvert, pour ainsi dire, de toutes parts, s’offre de lui-même à toutes les séductions, que l’ame, avide d’émotions nouvelles, vole au devant de tout ce qui peut l’affecter ; c’est alors qu’il est nécessaire de donner de l’aliment à cette activité inquiète, de diriger vers un but utile cette ardeur dont on doit profiter, & d’arracher sa vie à l’ennui, après lequel marchent souvent les vices.

Vainement, dans le monde, s’occupe-t-on sans cesse d’échapper à cet ennui ; la peur qu’il y inspire prouve sa présence. Dans ces assemblées tumultueuses, où l’on s’est cherché sans désir, où l’on se quitte sans regret, l’homme capable de penser sent bientôt le vide qui l’environne : il se trouve seul, sans être avec lui-même. Celui sur-tout que sa jeunesse soumet plus qu’un autre à ces vains dehors, à ces frivoles devoirs, la seule règle sur laquelle on le juge, ne peut, sans un danger extrême, déployer un moment son caractère. S’il ose désapprouver ce qu’il blâme, sa franchise paroit de l’orgueil ; s’il attend d’être convaincu pour se rendre, son courage est opiniâtreté ; s’il garde le silence, on le dédaigne ; & s’il parle, on l’humilie. Ah ! qu’il rentre dans l’asile où il a le droit de penser ! L’étude, en le préservant du tourment de dissimuler, ou du malheur de déplaire, lui donnera cette paix du cœur, premier & seul bien de la vie, abrégera les longues heures, charmera le moment présent par les plaisirs qu’elle procure, embellira d’avance les jours futurs par les succès qu’elle promet, & fera revivre pour lui le passé par les fruits qu’il en recueille sans cesse.

Instruit de ces vérités dès mon enfance, l’espérance que j’en ai conçue m’a valu plus de bonheur que la fortune n’en peut donner. Qu’il me soit permis de le dire ! Que le sévère censeur, prêt à me blâmer de ce que j’ose vous entretenir de moi, daigne réfléchir qu’à mon âge, on a pu étudier l’homme que dans soi-même ! Et qui oseroit prétendre ici dire des choses nouvelles ? Vous avez tout pensé, vous avez tout écrit ; les expressions répétées de mon inutile reconnoissance ne satisferoient que mon cœur ; plutôt que de vous fatiguer de ce que je vous dois aujourd’hui, souffrez, Messieurs, que je vous rende compte de ce que je vous ai dû dans tous les temps.

Ce goût du travail, cet amour de la gloire me furent inspirés par vos Écrits. Dès mon enfance, ils étoient dans mes mains. Que de charmes cette douce occupation a répandu sur mes jours ! Élevé chez le digne Prince dont les bontés fesoient tout mon héritage, je contemplois de près la vertu, elle s’offroit à moi dans tous ses charmes ; vos Ouvrages, en m’éclairant, m’apprenoient à la mieux sentir, à la respecter davantage ; je lisois chez vous le précepte, le même jour je voyois l’exemple.

Forcé bientôt, par mon état, d’aller passer mes jeunes années dans ces villes guerrières, où l’homme sensible est si souvent seul, où les amis sont d’autant plus rares que les compagnons sont plus nombreux, où le temps se partage sans cesse entre la fatigue & l’oisiveté : combien de fois j’ai trouvé dans vos Écrits le délassement & la paix dont mon esprit avoit besoin ! Combien de plaisirs vous m’avez valu !qu’il étoit doux pour moi, au sortir d’un exercice, d’aller relire sous un arbre les Géorgiques ou les Saisons ! Ou bien, me transportant en idée à ce Théâtre dont j’étois si loin, de verser des pleurs délicieux pour l’Épouse de Lincée ! Plus souvent, méditant les devoirs de l’homme, & cherchant à devenir meilleur, j’écoutois le vieillard Bélisaire, & je sentois mon ame s’élever, en même temps que mon esprit s’éclairoit. Je relisois ces Contes charmans où la brillante imagination embellit les préceptes de la morale, les fait pénétrer dans le cœur en flattant sans cesse le goût, & jette sur la vérité un voile riche & transparent, qui augmente ses charmes. Ainsi, je vivois avec vous, Messieurs, & je ne vous connoissois point encore ; vous étiez les bienfaiteurs de ma raison, & j’étois ignoré de vous.

Nourri de ces utiles lectures, je sentois déjà le besoin d’imiter ce que j’aimois, lorsqu’appelé par ma famille auprès de ce grand Homme que les siècles auront tant de peine à reproduire, je connus Voltaire ; je vis ce vieillard courbé sous les lauriers & sous les années ; rassasié de triomphes, & toujours prêt à rentrer dans la lice au seul cri de l’humanité ; attirant dans sa retraite, des extrémités du monde, les Princes, les voyageurs, & se plaisant davantage à donner un asile aux infortunés ; honoré de l’amitié, des bienfais de plusieurs Souverains, & partageant avec l’indigence les biens que la Fortune étonnée avoit laissé conquérir au Génie.

Ce beau spectacle m’enflamma ; je me livrai sans résistance au charme qui m’entraînoit. Sans examiner si j’avoir reçu de la Nature une étincelle de ce feu sacré dont vous seuls, Messieurs, conservez le dépôt, je pris mon ardeur pour de la force, & mon attrait pour du talent. J’écrivis ; dès ce moment, toutes mes jouissances furent doublées, toutes les facultés de mon ame augmentèrent, toutes mes sensations devinrent plus vives ; rien ne fut plus indifférent à mes yeux. L’aspect de la campagne riante me transporta ; le chant des oiseaux, le murmure de l’onde, le tranquille silence des bois, tout me parla, tout me fit éprouver des émotions qui m’étoient inconnues. L’arbre que je n’avois pas daigné regarder m’arrêta sous son ombrage, me fit rêver délicieusement ; la solitaire fontaine que je n’avois cherchée autrefois que pour m’y désaltérer, je la cherchai pour m’y plaire, pour écouter le bruit des ses eaux. Les déserts mêmes, les monts escarpés, les lieux incultes & sauvages eurent des charmes pour moi ; tout s’embellit à mes regards : chaque objet, devenu modèle, me fit méditer un nouveau tableau ; je sentis enfin la Nature, premier bienfait de l’amour des Arts.

Animé par les encouragemens que l’indulgence accorde toujours aux premiers efforts, j’osai me présenter dans la lice où vous seuls, Messieurs, donnez la couronne. Vous me fûtes gré de mon émulation, vous sourîtes à mon ardeur, & votre bonté la récompensa ; bientôt, plusieurs d’entre vous, amis, élèves, compagnons de gloire de Voltaire, voulurent s’acquitter envers moi de ce qu’ils pensoient lui devoir. Celui, sur-tout, que vous pleurez encore, quoique si dignement remplacé, celui qui fit tant d’honneur aux Sciences, aux Lettres, à l’humanité, dont le nom respecté de tous les Savans de l’Europe, étoit encore chéri de l’indigent ; d’Alembert m’honora de son amitié. Celui que l’élite de la Capitale court applaudir avec transport, lorsqu’il révèle dans le Licée les secrets de cet Art sublime qui lui inspira Warvich, Philoctère & Mélanie, l’infaillible interprète du goût daigna me donner des leçons. Le Chantre heureux des Plaisirs champêtres, l’harmonieux Traducteur de Théocrite & de Pindare, le sage Historien du Roi, père des Lettres, & le noble Guerrier qui, couronné de la main des Muses, comblé des honneurs militaires, quitte envers sa patrie & son nom, libre de jouir désormais d’un repos & d’une gloire achevés par des succès, abandonna ce repos, son pays, ses amis, ses goûts, pour aller s’associer aux dangers des Washington & des La Fayette ; tous ceux pour qui Voltaire vivoit encore me tendirent la main, soutinrent mes pas chancelans, & m’entraînant malgré ma foiblesse, ils m’ont conduit à leur suite jusques dans ce Sanctuaire. Ainsi, quelquefois de vaillans Capitaines élèvent aux honneurs un jeune Soldat, parce qu’ils l’ont vu servir enfant sous les tentes de leur Général.

Quels devoirs vous m’avez imposés, Messieurs ! Quelles obligations je contracte ! Ce n’est point ma vaine reconnoissance qui peut justifier votre adoption, ce n’est point cet amour du beau que j’ai puisé dans vos Ouvrages, ni ce stérile désir d’approcher de ce que j’admire ; il faut d’autres titres, sans doute, pour oser s’asseoir sans effroi à cette place que tant de grands Hommes ont occupée, pour oser porter mes regards sur ces murs sacrés, où les ombres illustres de l’immortel Richelieu, du vertueux Séguier, du plus magnanime de nos Rois, semblent, toujours attentives, juger sévèrement chacun de vos choix. Que dis-je ? Ai-je besoin de porter si loin ma vue ? Cette place vide, ce triste deuil qui doit si long-temps obscurcir vos fêtes, votre douleur muette & profonde, tout me dit assez que vos pertes sont irréparables. Il vient de vous être ravi, ce génie vaste & profond, qui, embrassant l’immensité de la Nature, trouva dans son imagination autant de trésors que dans son modèle ; s’élança d’un vol hardi par delà les bornes de notre Univers ; &, non content d’avoir pénétré tous les secrets du présent, voulut encore arracher le voile qui couvre l’avenir & le passé ; à qui toutes les Nations éclairées venoient soumettre leurs doutes & apporter en tribut leurs découvertes nouvelles, comme au seul homme qui pût interpréter le silence du créateur ; Buffon n’est plus ; vous avez perdu l’immortel Écrivain dont la vie sera comptée au nombre des époques de la Nature.

Votre préférence, Messieurs, peut seule adoucir nos regrets ; redoutable pour moi seul, elle est rassurante pour la Nation. Comme François, je m’enorgueillis en regardant ceux qui nous restent ; comme votre Confrère, je tremble, en contemplant ceux qui m’adoptent. Là, c’est le rival de Shakespeare ; ici, l’émule de Tacite ; ici l’éloquent défenseur de l’humanité souffrante, à qui les Sciences doivent des lumières, à qui le pauvre devra des asiles ; là, ce confident de la Nature, qui sut nous tracer de la même main les amours naïfs de la jeune Rose, & l’adorable caractère du Philosophe dans le savoir ; à qui son ame seule apprit l’art d’émouvoir les cœurs ; & qui possède ce talent si sûr, comme son Philosophe possède ses vertus, sans effort & sans vanité : par-tout je vois des titres de gloire, & chacun de vous me fait mesurer avec effroi l’intervalle qui me sépare de lui.

Mais c’est au milieu de ces frayeurs même que j’éprouve de nouveaux bienfaits de mon amour pour le travail. Oui, je redoublerai d’efforts ; oui, je prends ici l’engagement de consacrer ma vie entière à mériter ce beau jour ; de tout employer, de tout tenter pour me rendre digne du titre dont vous m’avez honoré. En sortant de ce triomphe, je rentre dans la carrière ; &, la couronne sur le front, je vais combattre avec plus d’ardeur que s’il falloit encore l’obtenir.

Guidé par vous, Messieurs, je le trouverai, peut-être, ce naturel aimable, cette simplicité touchante, cette délicatesse de sentimens que j’ai toujours, non pas cherchée, mais désiré de rencontrer. Vous remplacerez le Maître qui devoit m’apprendre ces heureux secrets ; celui qui daigna sourire aux foibles sons de ma flûte pastorale, & diriger mes premiers pas dans la carrière qu’il avoit parcourue avec tant de gloire. Par quelle fatalité m’a-t-il fallu déplorer sa perte, au moment même où votre bienfait répandoit la joie dans mon ame ! Le bonheur n’est jamais sans mélange ; j’ai perdu Gesner quand vous m’adoptiez. Les félicitations de mes amis ont été troublées par les plaintes dont retentissent les monts Helvétiques, par les regrets de tous les cœurs sensibles qui redemandent Gesner à ces plaines, à ces vallons qu’il a dépeints tant de fois ; à ce printemps qui renaît sans lui, & qu’il ne chantera plus. Ah ! quoiqu’il ne fut pas François, quoiqu’il ne tint à cette Académie que par ses talens & par ses vertus, qu’il me soit permis, au milieu de vous, de lui offrir mon tribut de respect, d’admiration ! Que mes nouveaux bienfaiteurs me pardonnent la reconnoissance, & me laissent jeter de loin quelques fleurs sur le tombeau de mon ami ! sur ce tombeau où la piété filiale, la tendresse paternelle, la discrète amitié, l’amour pur & timide pleurent ensemble leur Poète ! Le Chantre d’Able, de Daphnis, le Peintre aimable des mœurs antiques, celui dont les Idilles touchantes laissent toujours au fond de l’ame ou une tendre mélancolie ou le désir de faire une bonne action, ne peut être étranger pour vous. En quelques lieux que le hasard les ait placés, tous les grans talens, tous les cœurs vertueux sont frères ; ils ressemblent à ces fleurs brillantes, qui, dispersées dans tout l’univers, ne forment pourtant qu’une seule famille.

Mais un devoir plus sacré que cette dette de reconnoissance m’appelle vers un autre objet. Il est temps que je rende hommage à la mémoire du digne Prélat, du vertueux Confrère que vous regrettez. Heureusement pour moi, Messieurs, l’éloquence n’est pas nécessaire pour louer M. le cardinal de Luynes ; & des discours arrangés avec art ne peindroient pas le caractère de l’homme, le meilleur & le plus simple qui ait jamais existé ; de l’homme qui, né à la Cour, destiné par sa naissance aux premières dignités de l’Église, appelé par son devoir dans la ville la plus politique du monde, à Rome, a toujours agi d’après ses paroles, a toujours parlé d’après son cœur. C’étoit son guide & son conseil. Son intérêt n’étoit rien, sa conscience étoit tout. Soumis à ce Juge sévère, dont les arrêts sont toujours sûrs, l’écouter, le croire, & le suivre, n’étoient en lui qu’un seul mouvement. La bonne action qu’il pensoit étoit déjà commencée ; le sentiment qu’il éprouvoit étoit déjà sur ses lèvres. Son ame étoit son unique maître ; elle commandoit, il obéissoit ; elle l’inspiroit, il parloit ; elle étoit attendrie, il donnoit.

Cette simplicité si aimable, ce caractère constant de modestie & de bonté pouvoient faire penser à tous ceux qui ont connu M. le cardinal de Luynes, qu’il avoit puisé ses vertus à l’école de Fénelon ; car il est peut-être une école pour la vertu, comme il en est une pour le talent. En étudiant l’Élève, on reconnoissoit le Maître ; & l’on ne se trompoit point. En effet, le jeune Luynes avoit passé ses premières années auprès de cet homme divin, dont le nom seul fait du bien au cœur : Fénelon l’attiroit à Cambray ; Fénelon, sans doute, avoit aperçu dans lui le germe des vertus touchantes qu’il devoit si bien reconnoître ; il se plaisoit à les cultiver. Le souvenir qu’en conserva toujours son Disciple, étoit la plus douce jouissance de sa vie. Il en parloit avec transport ; & le nom de Fénelon doit rendre intéressant tout ce qu’il en disoit : J’étais trop enfant, répétoit-il souvent, pour avoir retenu les discours de ce grand Homme ; mais j’ai bien présens le plaisir, l’admiration, l’espèce d’extase que nous éprouvions tous lorsqu’il parloit : elle se communiquoit, ajoutoit-il naïvement, jusqu’à nos domestiques ; & quand nous étions à table avec lui, transportés comme nous de l’entendre, ils ne pouvoient plus nous servir.

Les deux spectacles des vertus de Fénelon, du bien qu’il fesoit dans son diocèse, de l’amour qu’on lui portoit, devoit remplir d’émulation un Disciple digne du Maître. À l’âge où la plupart de ses égaux, à peine échappés de la gêne d’une éducation finie sans être achevée, consacrent les prémices de leur liberté aux passions & aux plaisirs, l’Abbé de Luynes vint s’enfermer dans le plus austère des séminaires, & méditer les grands exemples dont il avoit été témoin. Là, il recommença ses études ; il développa & nourrit ce goût pour les Beaux-Arts qu’il n’a cessé de cultiver. La Langue Latine, l’Italienne lui devinrent familières ; la Poésie, l’Éloquence, l’Astronomie, la Peinture le délassèrent de ses travaux. Rien ne lui coûtoit : la Nature, sans lui accorder ces grands talens qu’elle sait souvent payer si cher, lui avoit donné la facilité de tout apprendre, le goût nécessaire pour jouir de tout, & cette modération si désirable, qui empêche de se tourmenter de rien.

Ces talens, qu’il avoit acquis sans efforts, suffisoient pour remplir ses loisirs, mais ne pouvoient remplir son ame. Pressé du besoin d’être utile, il alla exercer son saint ministère dans le diocèse de Bayeux. Là, sa piété, son zèle, son aimable douceur, son attirante bonté lui gagnèrent tellement les cœurs, que le peuple entier, à la mort de son Évêque, proclama hautement pour son successeur l’Abbé de Luynes, alors âgé de vingt-six ans. Cette nomination si nouvelle, si flatteuse, fut respectée par la Cour, confirmée par le Cardinal de Fleury ; & le jeune Prélat, qui arrivoit aux dignités comme les premiers Pasteurs de l’Église, voulut encore leur ressembler par ses vertus, quoiqu’il eût à combattre de plus qu’eux, un grand nom, une grande fortune, & son âge.

Ce n’est pas dans cette Assemblée, où le Clergé François compte ses Membres les plus illustres, que je craindrai d’entrer dans des détails importuns en vous représentant M. le cardinal de Luynes sans cesse occupé de ses grands devoirs : tout ce que peut inspirer la charité la plus ardente, l’amour le plus tendre de la Religion, de l’humanité, & cette piété véritable, qui, selon Massillon, n’est autre chose que la perfection de l’ordre, étoit pratiqué par lui à chaque heure de ses journées. Tantôt visitant les collèges ou l’Université de Caen, que lui seul avoit rétablie, il alloit, par des discours pleins de sagesse & d’éloquence, faire naître dans la jeunesse l’amour des mœurs & des Beaux-Arts. Tantôt exhortant les Ministres qui devoient l’aider dans ses travaux, il les animoit au bien par les promesses, par les bienfaits, par tout ce qui peut aiguillonner le zèle ou réveiller l’indolence. Jaloux de ne pouvoir se faire craindre, il vouloit obtenir les mêmes effets à force de se faire aimer. Tantôt parcourant seul les villages de son diocèse, il alloit voir les Laboureurs, se pressoit de gagner leur confiance, écoutoit leurs longues plaintes, les consoloit, ne se lassoit point de les entendre encore, entroit avec eux dans le détail de leurs besoins, de leurs familles, de leurs querelles particulières ; leur parloit avec cette douceur, cette onction, cette paternité qui lui étoient si naturelles ; partageoit avec eux ce qu’il avoit, leur donnoit des délégations sur ses Fermiers, lorsque sa bourse étoit épuisée ; &, après les avoir consolés, secourus, réconciliés, il montoit dans la chaire du Pasteur du lieu, & là, sans méditation, sans chercher ni les mots, ni les choses, son éloquence facile se proportionnoit à ceux qui devoient l’entendre, se rabaissoit sans se dégrader. Les images les plus touchantes, les expressions simples & justes, les préceptes les plus utiles sortoient en foule de sa bouche. Son cœur en étoit si rempli, qu’il n’avoit pas besoin de travail pour les trouver : l’espèce de désordre qui régnoit dans ses pensées, sembloit ajouter à la vérité de ce qu’il pouvoit, il persuadoit, parce qu’il étoit persuadé lui-même, & prêchoit avec fruit les vertus dont il venoit de donner l’exemple.

Son active charité ne voulut pas, lorsqu’il changea de Siège, que son troupeau perdit à la fois & les bienfaits & le bienfaiteur. Non, leur dit-il, je suis votre père, j’emporterai ce nom si doux dans le tombeau ; je saurai chérir mes nouveaux enfans, sans déshériter les premiers. Fidèle à cette promesse, trente-cinq ans se sont écoulés, & Bayeux n’a perdu qu’à sa mort les secours qu’il y répandoit. Ceux qu’il donnoit à Sens n’en étoient pas moins nombreux. Il n’en avoit pas moins bâti des collèges, doté des séminaires, soutenu de pauvres familles. Son amour pour le bien savoit multiplier ses ressources. Il n’avoit jamais assez de richesses pour augmenter son luxe, il s’en trouvoit toujours assez pour augmenter ses dons ; & lorsqu’on lui demandoit avec surprise comment il pouvoit suffire à ces immenses charités : Ah : répondoit-il en souriant, vous ne savez pas combien l’on est riche quand on ne se dépense que pour donner.

Tant de bonté, tant de bienfaisance fut payé du prix le plus doux, fut acquitté peut-être par une seule marque de l’amour des Peuples que vous me sauriez mauvais gré de ne pas vous rapporter.

Vingt-cinq ans après qu’il eut quitté Bayeux, un des Grands Vicaires , son ami, & digne de l’être, passe, en voyageant, dans un village de ce diocèse. Il s’y arrête pour remplir un devoir de piété. Tandis qu’il est à l’église, on apprend dans le village que cet étranger est attaché au Cardinal de Luynes. À ce nom, tout le monde quitte l’ouvrage ; hommes, femmes, enfans courent, à la porte du temple, attendre le Grand Vicaire. Dès qu’il paroît, on l’environne, on le presse : tous lui demandent avec des sanglots des nouvelles de leur bon Évêque. On multiplie les questions sur sa santé, sur son bonheur. Les vieillards s’interrompent les uns les autres, pour se vanter de l’avoir vu, de l’avoir possédé dans leurs chaumières, d’avoir reçu ses bienfaits. Les enfans se pressent de prouver qu’ils ont appris de leurs mères à bénir son nom chéri. Tous chargent cet homme heureux qui vit avec lui, qui le voit tous les jours, de lui parler de ses anciens amis, de son premier troupeau, qui pleure toujours son Pasteur. Les Grand Vicaire, attendri, ne peut répondre aux questions, aux bénédictions redoublées ; il part les larmes aux yeux, il va raconter ce qu’il a vu au digne objet de tant de regrets ; & les pleurs que le Cardinal verse lui-même, sont la plus digne récompense de quatre-vingts ans de vertus.

Ces traits si touchans, ces bienfaits si nombreux ont fait peu de bruit sans doute, parce que l’homme simple & bon craint la louange & cache ses plaisirs. La bonne action qu’il vient de faire est un secret entre Dieu & son cœur, l’un la fait, l’autre en a joui, il en est plus que récompensé. Il s’occupe de chercher de nouveaux infortunés ; mais il n’a pas besoin des gens heureux : de tous les humains, ce sont les seuls qui lui soient indifférens.

Forcé de venir à la Cour, & d’aller trois fois au Conclave, M. le Cardinal de Luynes y porta cette candeur qui étoit le grand caractère de son ame. Paisible au milieu des orages, estimé de tous les partis, sans se laisser asservir par aucun, honoré d’une faveur qu’il n’avoit pas recherchée, appelé par plusieurs voix au trône pontifical, il regarda toujours les honneurs sans dédain, comme sans envie ; & réservant pour ses seuls devoirs toute l’énergie dont il étoit capable, l’homme qui n’auroit pu faire un pas pour des dignités ou des richesses nouvelles, étoit levé dès l’aurore, & sortoit du Vatican, comme du palais de nos Rois, pour aller lire l’Évangile au peuple.

Telle fut sa vie à Bayeux, à Sens, à la Cour, dans la Capitale du Monde chrétien, pendant cinquante-neuf ans d’épiscopat. Je l’ai racontée, son éloge est fait.

Sur-tout gardez-vous de penser, Messieurs, que l’espérance de vous plaire m’ait fait embellir ce tableau. J’en atteste sa famille en pleurs, qui, déjà glorieuse de tant d’aïeux illustres, le sera davantage de tant de vertus ; & ses amis affligés qui se rappellent avec attendrissement ces entretiens si aimables qu’il savoit toujours animer, sans jamais s’en emparer seul ; qu’il égayoit, sans q’ils devinssent moins purs ; & qu’il rendoit instructifs, sans qu’ils parussent plus graves. J’en atteste sur-tout ceux qui ont habité dans les lieux où on le pleure, qui ont été les témoins des larmes dont le pauvre a baigné sa tombe, du désespoir de tant de familles dont il étoit le soutien ; & ceux qui lui représentant qu’il étoit convenable d’exiger plus de ses fermiers, puisque les abbayes qu’il possédoit depuis près d’un demi-siècle avoient triplé de valeur, n’en reçurent que cette réponse : Tant mieux pour eux & pour moi ; leurs filles en seront mieux mariées ; & le compte que je dois à Dieu en sera plus facile à rendre.

Il est encore un garant plus sûr des vertus que j’ai taché de vous peindre, c’est la bonté, l’amitié constante (j’ose me servir de ce mot, en parlant d’un Prince qui fut aimé) dont l’honora le Dauphin, père de notre auguste Monarque. Il choisit le Cardinal de Luynes pour l’attacher à sa digne Épouse, il lui procura la pourpre romaine, & ordonna que ses cendres reposassent dans l’église du Pasteur qu’il avoit aimé. Combien pur devoit être le cœur qui convenoit au cœur du Dauphin ! de ce Prince qui, moissonné à la fleur de l’âge, & sur les degré du Trône, a laissé une mémoire plus glorieuse, plus chérie que celle de plusieurs grands Rois ; de ce Prince qui nous annonçoit la piété de Saint-Louis, avec la sagesse de Charles V, & que nous pleurerions encore, si l’auguste Fils qu’il nous a laissé n’avoit hérité de ses vertus, sur-tout de cette bonté, de cette droiture du cœur, que la France, l’Espagne, & l’Italie adorent dans nos Bourbons. Fidèle imitateur d’un père adoré, ses seules passions sont l’amour du bien & le soulagement des peuples. Il les consulte eux-mêmes sur leurs besoins, leur expose ceux de l’État, &, demandant la vérité, la désirant avec plus d’ardeur que tant d’autres Rois n’ont appelé la flatterie, il s’impose les sacrifices les plus pénibles, dans l’espoir de les épargner à ses sujets. Aidé par le sage Ministre qu’il a choisi dans votre sein, & dont la noble famille est destinée dès long-temps à être utile à la France, il parviendra bientôt sans doute à faire naître cette paix, cette félicité publique que son auguste Compagne désire aussi vivement que lui, & qui seules peuvent ajouter aux charmes de l’union des graces & de la vertu.

Mais ce n’est point à ma foible voix à prévenir la postérité ; j’aurois à peine osé louer devant vous celui à qui j’ai l’honneur de succéder, s’il eût fallu pour cet éloge d’autre talent que la simplicité d’un récit. Je n’ai pas craint de vous rapporter une longue suite de bonnes actions, parce qu’après le plaisir de le faire, il n’est est point de plus doux que celui de les entendre. D’ailleurs elles ont dû acquérir un nouveau degré d’intérêt & de vraisemblance par la présence de deux Princesses, dont l’une, appelée par son rang & par des devoirs chéris de son cœur auprès d’une Reine bienfaisante, ne veut de crédit que pour être utile, & de faveur que pour être aimée ; dont l’autre, modèle adoré des filles, des épouses, des mères, en vivant toujours pour les autres, rend impossible à tout ce qui l’entoure de vivre autrement que pour elle ; n’a jamais cherché que sa propre estime, & s’est attiré un culte public ; s’étonne qu’on lui sache gré de devoirs qui sont ses plaisirs ; & que nous voyons placée entre l’exemple & la récompense de ses vertus, son père, qu’on auroit cru inimitable, sans elle, & ses enfans, qui déjà ressemblent à leur aïeul .

S.A.S. Mgr le Duc de Penthièvre, présent à cette séance.

M. l’Abbé de Montbourg.

LL. AA. SS. Madame la Duchesse d’Orléans, les Princes ses fils, Madame la Princesse de Lamballe, présens à cette Assemblée.

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